lundi 6 juillet 2009

Ysengrin fait moine - Renart cuit les anguilles




À présent, Renart est dans sa tour,
O


r est Renart dedenz sa tor,
ses fils prennent grand soin de lui,
ils lui nettoient bien les jambes.
Puis ils écorchent les anguilles,
les coupent en tronçons,
font deux broches avec des branches
de coudrier, et les enfilent dedans.
Ils allument le feu rapidement,
car ils ont des bûches en abondance,
et ils l'attisent de tous les côtés.
Ils les mettent alors sur la braise
qui restent des tisons consumés.
Pendant qu'ils font cuire
et rôtir les anguilles,
voici monseigneur Ysengrin
qui a parcouru bien des contrées,
depuis le matin jusqu'à cette heure,
sans jamais pouvoir obtenir quelque chose.
Il s'engage alors dans un essart
juste devant le château de Renart.
Et il voit la cuisine fumer,
là où celui-ci a fait allumer le feu,
et où les anguilles, que ses fils tournent
sur les broches, rôtissent.
Ysengrin en sent le fumet
dont il n'est pas coutumier.
Il commence alors à renifler fortement
et à se lécher les babines.
Il irait volontiers se servir
s'ils voulaient bien lui ouvrir la porte.
Il se dirige vers une fenêtre
pour regarder ce que ça peut être.
Il commence à réfléchir
comment il pourrait entrer à l'intérieur;
car Renart est ainsi fait
qu'il ne fera rien pour une prière.
Il s'accroupit sur une souche;
il en a mal à la gueule de tant bâiller.
À la fin il se résout
à prier son compère
au nom de Dieu, de lui donner, s'il lui permet,
un peu ou beaucoup de sa viande.
Il appelle alors par un trou :
« Seigneur mon compère, ouvrez-moi la porte !
Je vous apporte de mes nouvelles,
je crois qu'elles vous seront très agréables. »
Renart l'entend, et le reconnaît bien,
mais il ne fait rien de tout ça,
et lui fait plutôt la sourde oreille.
Ysengrin s'en étonne beaucoup,
lui qui est dehors, qui souffre beaucoup,
et qui convoite les anguilles.
Alors, il lui dit : « Ouvrez, cher seigneur ! »
Et Renart commence à rire,
et lui demande : « Qui êtes-vous ? »
Celui-ci répond alors : « C'est moi !
— Qui vous ? — Je suis votre compère.
— Nous pensions que c'était un voleur.
— Non, je n'en suis pas un, dit Ysengrin, ouvrez ! »
Renart répond : « Attendez donc
que les moines qui ont pris place
à table aient mangé.
— Comment, fait-il, il y a donc des moines ? »
Renart répond : « En fait, ce sont des chanoines
et ils sont de l'ordre de Tiron.
Et n'en déplaise à Dieu si je mens,
mais je suis entré en religion parmi eux.
— Au nom du Seigneur, dit le loup,
m'avez-vous dit la vérité ?
— Oui, par la sainte Charité.
— Alors, donnez-moi l'hospitalité.
— Vous n'aurez jamais rien à manger.
— Mais dites-moi, n'avez-vous pas de quoi ? »
Renart répond : « Si, ma foi,
mais permettez-moi de vous demander :
êtes-vous venu pour mendier ?
— Non, au contraire je viens vous rendre visite. »
Renart répond : « Ce n'est pas possible.
— Et pourquoi donc, dit le loup ? »
Alors Renart dit : « Ce n'est pas le moment.
— Mais dites-moi : mangez-vous de la viande ? »
Renart répond : « C'est une plaisanterie !
— Que mangent donc vos moines ?
— Je vais vous le dire sans aucun embarras :
ils ne mangent pas du fromage mou
mais du poisson qui est gras et gros.
Saint Benoît nous recommande
de ne pas avoir de plus mauvaise viande. »
Ysengrin dit : « Je ne m'en doutais pas,
je ne savais rien de tout cela;
mais donnez-moi donc l'hospitalité,
je ne saurais où aller à présent. »
Renart répond : « Ne m'en parlez pas !
Nul, s'il n'est pas moine ou ermite,
ne peut être hébergé ici.
Éloignez-vous à présent, il n'en va pas autrement. »


880



884



888



892



896



900



904



908



912



916



920



924



928



932



936



940



944



948



952



956



960



964



968



972
Si filz li font mout grant ator.
Bien li ont les jambes torchies
Et les anguilles escorchies,
Puis les couperent par tronçons.
.II. hastiers firent de plançons
De codre et enz les ont boutez,
Et li feus fu tost alumez
Qu'il orent buche a grant plenté,
Puis l'ont de totes parz venté.
Lors les ont mises sor la brese
Qui des tisons lor fu remese.
Endementiers que il cuisoient
Les anguilles et rostissoient,
Es vos mon seignor Ysengrin
Qui erré ot des le matin
Jusque a cele heure en mainte terre,
Et onques n'i pot riens conquerre.
Lors s'en torna en .I. essart
Droit devant le chastel Renart,
Et vit la cuisine fumer
Ou il ot fait feu alumer,
Ou les anguilles rostissoient
Que si fil es hastes tornoient.
Ysengrin en sent la fumee
Qu'il n'avoit mie acostumee.
Adonc conmença a fronchier
Et les barbes a delechier.
Volentiers les alast servir
S'i li vosissent l'uis ovrir.
Il se tret vers une fenestre
Por esgarder que ce puet estre.
Il se conmence a porpenser
Conment porra laiens entrer,
Car Renart est de tel maniere
Qu'il ne fera riens por proiere.
Acroupiz s'est sor une çouche,
De baaillier li delt la boche.
A la parfin se porpensa
Que son conpere proiera
Et por Dieu li dont, s'il conmande,
Ou poi ou grant de sa viande.
Lors apele par .I. pertuis :
« Compere, sire, ovrez me l'uis !
Je vos aport de mes noveles,
Je quit que mout vos seront beles. »
Renart l'oï, sel connut bien,
Mes de tot ce ne li fu rien,
Ançois li a fet sorde oreille.
Et Ysengrin mout s'en merveille
Qui defors fu mout angoisseus
Et des anguilles covoiteus,
Si li a dit : « Ovrez, biau sire. »
Et Renart conmença a rire,
Si demande : « Qui estes vos ? »
Et cil respont : « Ce somes nos.
— Qui vos ? — Ce est vostre compere.
— Nos cuidions ce fust .I. lerre.
— Non sui, dist Ysengrin, ovrez ! »
Renart respont : « Or vos soufrez
Tant que li moine aient mengié
Qui as tables sont arengié.
— Conment ? fet il, sont ce donc moine ? »
Renart respont : « Ainz sont chanoine,
Et sont de l'ordre de Tiron.
Ja, se Dieu plet, n'en mentiron,
Et je me sui renduz o euls.
— Nomini dame, dist li leus,
Avez me vos dit verité ?
— Oïl, par sainte Charité.
— Donques me fetes herbergier.
— Ja n'arïez vos que mengier.
— Dites moi dont, n'avez vos qoi ? »
Renart respont : « Ouil, par foi.
— Or me lessiez donc demander.
— Venistes vos por truander ?
— Nenil, ainz ving voir vostre estre. »
Renart respont : « Ce ne puet estre.
— Et por qoi donc ? » ce dit li leus.
Et dist Renart : « N'est ore leus.
— Or me dites : mengiez vos char ? »
Ce dist Renart : « Ce est eschar.
— Que menjuent donc vostre moine ?
— Je vos diré sanz nule essoine.
Ne menjuent fromages mos,
Mes poisson qui est cras et gros.
Saint Benoioit le nos conmande
Que nos n'aion peor viande. »
Dist Ysengrin : « Ne m'en gardoie,
Ne de tot ce mot n'en savoie.
Mes car me fetes osteler ;
Huimés ne saroie ou aler. »
Renart respont : « Mes ne le dites.
Nus, s'il n'est moines ou hermites,
Ne puet ceains avoir ostel.
Mes alez outre, il n'i a el. »
Comment Renart fit Ysengrin moine Si conme Renart fist Ysangrin moine (3)
Notes de traduction (afficher)

3 commentaires:

  1. L’Ordre de Tiron est né grâce à Saint-Bernard de Tiron, moine ermite, qui implanta son abbaye dans le Perche au XIIe siècle. L'Ordre de Tiron essaima plus d’une centaine de prieurés et d’abbayes dans tout le quart Nord-Ouest de la France mais également outre-mer en Ecosse, en Angleterre et en Irlande. Des moines si célèbres qu’ils furent les protagonistes du « Roman de Renart ». C’est grâce aux forêts données par Rotrou III, Comte du Perche, et au territoire marécageux mais poissonneux de Gardais, don de son ami l’Evêque Yves de Chartres, que Saint-Bernard de Tiron implante sa communauté naissante, l’Ordre de Tiron, des moines bâtisseurs. Les Tironiens, avaient la particularité d’être des moines artisans, et ainsi enseignèrent leur savoir-faire auprès des habitants de la région… et bien des lieux sont marqués de témoignages artistique et architectural laissés par les moines gris de Tiron. Les Tironiens, en fins connaisseurs des plantes médicinales ou aromatiques, mais également du travail manuel et artisanal, ont transmis leur savoir-faire. Lorsqu’Henri de Bourbon Verneuil, Abbé de Tiron, fils naturel d’Henri IV, invite les moines bénédictins de l’Ordre de Saint-Maur à investir le monastère pour y construire un collège, le jardin figure toujours au cœur de l’enseignement que les moines transmettent aux jeunes bourgeois.

    La Révolution n’épargne pas l’Abbaye de Thiron est mise à sac après la suppression des congrégations religieuses en 1790. Dans les décennies qui suivirent, le village de Gardais se vida peu à peu de ses villageois pour alimenter celui de Thiron naissant, jusqu’à ce que les deux villages ne fassent qu’un au cours du XIXe siècle.

    Aujourd’hui, le Perche Thironnais, Pays du Roman de Renart à l’entrée du Parc Naturel Régional du Perche, nourri de cette terre de légende, convînt ses habitants à dévoiler ses fabuleuses richesses naturelles et historiques… à découvrir. www.perchethironnais.com ou www.mairie-thiron-gardais.fr

    [commentaire déposé le 17 décembre 2009]

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour ce commentaire très intéressant sur l'ordre de Tiron !

    RépondreSupprimer
  3. Ton commentaire m'a beaucoup aidé en français ! Merci beaucoup !

    RépondreSupprimer