bondit sur place, se redresse, lisse ses plumes avec son bec, s’apprêtant à faire un grand discours : « Sire, sire, dit Chantecler, j’ai le cœur lourd depuis la mort de dame Coupée qui a failli servir de dîner à Renart. Au nom de Dieu, sire, rendez-moi justice devant tous vos vassaux pour l’homicide qu’il a commis sur la personne de dame Coupée. Au nom de Dieu, je vous supplie de me venger, car il ne peut pas le nier. Écoutez donc le témoignage de dame Pinte qui a assisté à sa sale besogne. — C’est vrai, sire, dit-elle, que Seigneur Dieu ait pitié de son âme ! J’étais là quand il l’a tuée, ce seigneur a commis un grave péché. » La plainte du coq se termine sur ce témoignage, tandis que Renart, la tête penchée, baisse les yeux vers le sol. Mais il ne lui laissera pas le dernier mot, et répond au contraire avec habileté et hardiesse. « Sire, fait Renart, écoutez-moi, pour l’amour de Dieu, et ne vous fâchez pas, car je n'ai pas si grand tort. Et si je dois être condamné à mort, je ne partirai pas avant d’avoir rétabli la vérité, vous devez savoir toute l’histoire. Quand je vous ai guéri l’an dernier de la maladie qui vous avait fort affaibli, vous m’aviez alors été très reconnaissant, en me confiant, en tant que sénéchal, la garde de vos terres et la surveillance de vos intérêts. Je me suis donc occupé de vos affaires, et c’est avec fierté que j’ai pris la route. Affamé et fatigué d’avoir tant marché ce jour-là, je me suis retrouvé chez Gombert du Praine, bien connu pour chercher des ennuis. Je l’ai prié aimablement de votre part, sans chercher à le contrarier, d’accepter de m’héberger et de me donner à manger en votre faveur, ne sachant pas où aller dans la nuit. Mais il m’a forcé à changer mes plans en me rejetant vilainement sans prendre de gants. Il m’a dit qu’il ne m’aimait pas plus que vous, pour faire quoi que ce soit en votre faveur. Je suis alors monté d’un ton en le menaçant de votre part. Je lui ai dit que je me plaindrai à vous, et que pas un jour ne passera sans que je le haïsse, et cherche à lui causer des ennuis. Mais, avec son cœur de félon, il m’a répondu : « Pour ton roi, tu vas recevoir cette nuit un tel traitement que tu vas te retrouver en pièces. » Il a alors appelé tous ses mâtins et les a lancés à ma poursuite. Ils ont bien failli m’étriller. Impossible de faire demi-tour, ils m’ont fait courir un bon bout de chemin avant de pouvoir sauter sur une roche. Je suis resté là immobile, la gueule bien fermée pour ne pas faire un bruit, jusqu’à leur départ chez eux. J’ai passé un sale quart d’heure cette nuit-là. Mais c’est aussi contre vous qu’on m’a fait tout ça, en me chassant de la sorte avec des chiens. Il m’a mis la honte, mais encore plus à vous dont je me réclamais. Je lui aurais bien fait mal pour vous venger de lui en m’attaquant à lui plutôt qu’à ses biens, si j’en avais eu l’occasion. Le lendemain matin, j’ai rencontré dame Coupée, la préférée de seigneur Gombert. Fière d’elle-même, elle s’est méchamment moquée de moi, puis s’est aventurée vers moi en me disant que si j’osais lui faire du mal, je ne m’en tirerais pas comme ça. Pleine d’assurance, grâce à son maître, elle picorait tranquillement en dehors de la cour. J’ai été pris d’un accès de colère suite au sale coup de Gombert, et pour m’acquitter de ma charge, j’ai alors rassemblé tout mon courage et vengé votre honte comme j’ai pu. Je laisse à votre cour de justice le soin de décider d’une réparation si j’ai quelque peu mal agi. Mais si vous me condamnez lourdement pour ça, vous n'aurez plus ni serviteur ni sénéchal disposé à mettre un paysan en colère, pour défendre à vos intérêts. Je n’en veux pas non plus à Chantecler, s’il reconnaît l’acte de cruauté à mon égard, je suis prêt à faire réparation comme le décidera votre cour. — Par ma tête, dit le lion, me voilà fort chagriné par le mépris de ce paysan qui ne me craint pas, et qui chasse un de mes officiers de justice, en essayant de le faire dévorer par ses chiens, alors qu’il devrait me craindre. Par ma barbe, quand j’en aurai l’occasion, je lui ferai perdre de son assurance. Cela dit, Chantecler ne méritait pas d’en subir les conséquences. Barons, prenez donc votre décision concernant la réparation de Renart. » D’autres plaignants interviennent aussitôt : « Pas maintenant, barons, écoutez d’abord ce que nous avons à dire. » Brun l’ours se dresse sur ses pattes, fou de rage à cause du roi qui prend parti pour Renart au lieu de le mettre à mort. « Sire, Sire, dit Brun l’ours, que Dieu préserve votre cour dont la justice est si bienveillante, ainsi que le seigneur qui la dirige. S'il vous plaît, sire, vengez-moi plutôt, après avoir été si maltraité par Renart, quand vous m'avez envoyé dans son essart à Maupertuis. J’ai été tellement esquinté à cause de lui que vous pouvez encore le voir. Il ne peut pas le nier, pourtant je n’en ai jamais eu réparation. Je vais lui montrer sur lui-même ce que j’ai subi, donnez-le-moi mort ou vif. — Faites donc, dit Renart, si Dieu le veut ! Mais quel piètre combat en perspective, car vous êtes grand et fort, et moi je suis tout petit, faible et menu, vieux et chenu. Quiconque vous laisserait faire, n’aiderait certainement pas à l’élévation de votre gloire. Je ne suis pas venu ici pour me battre, sinon je m’en serais tenu au piège de Ronel. Je suis venu parler à mon seigneur, pour le prier au nom de Dieu et de son amitié de me garder comme vassal ainsi que sa loyauté. |
26012 26016 26020 26024 26028 26032 26036 26040 26044 26048 26052 26056 26060 26064 26068 26072 26076 26080 26084 26088 26092 26096 26100 26104 26108 26112 26116 26120 26124 26128 26132 26136 26140 26144 26148 26152 26156 26160 26164 |
Touz corrouciez, mout se rebrace, Au bec ses pennes aplanoie Et de bien parler s'amanoie : « Sire, sire, dist Chanteclers, Onques mes cuers ne fu puis clers Que morte fu dame Coupee Que Renart dut avoir soupee. Por Dieu, sire, fetes m'en droit Voiant voz homes orendroit De l'omicide que il fist, Quant il dame Coupee ocist. Por Dieu vos en venge prier, Que ce ne puet il pas noier : Vez dame Pinte le tesmoigne Qui avec fu en la besoigne. — Voire, sire, ce dist la dame, Damediex ait merci de l'ame ! Au lieu fui ge ou il l'ocist, Li sire qui grant pechié fist. » Li cos a si son clain finé, Et Renart a son chief cliné, Vers terre .I. poi ses eulz bessa. La parole a tant ne lessa, Ainz respondi mout sagement, Si se contient hardiement. « Sire, fet Renart, or oez, Por Dieu ne vos en gramoiez, Que je n'ai mie si grant tort. Se g'en devoie avoir la mort, S'en irai ge par mi le voir ; Bien le vos doi fere savoir. Quant je vos oi l'autre an gueri Du mal dont vos vi esmari, Vostre merci mout m'en amastes. En baillie me conmandastes Que garde fusse de vo terre, Penasse moi de vo preu querre. Ge porchaçoie vo besoigne ; Je m'en issi fors de vergoigne. Touz fameilleus et alassez Que meinz pas oi ce jor passez, Ving a l'ostel Gombert du Praine, Qui meint mal porchace et amaine. De vostre part bel li priai, C'onques ne le contraliai, Qu'ilec me lessast osteler. Nuiz ert, ne savoie ou aler, Por vos me donast a mengier. Il me fist mout mon sens changier, Mout m'en escondist laidement Et mout contralïeusement Dist n'amoit tant ne vos ne moi Que por vos feïst ce ne quoi. .I. poi vers lui me redreçai, De vostre part le menaçai. Dis li qu'a vos me clameroie, Ne ja mes jor ne l'ameroie, Ainz li querroie son damage. Mes il ot mout felon corage Et dist : “Por ton seignor anuit “Te liverrai si mal conduit “Que tu seras bien chapigniez.” Touz ses gaignons a apelez, Ses me hua aprés la queue. Chacier me durent male veue. Je ne me poi pas retorner. Bon pas me firent retorner, Ainz fu sailli sor une roche ; La fui toz quoiz a close bouche. Onques n'osai .I. mot tentir Duques les chiens vi departir, Si s'en ralerent en maison. Cele nuit oi male saison. Por vos me fist on tant de biens Que de cort fu chaciez a chiens. Honte m'a fet et vos greignor, Qu'i reclamoie a seignor. Volentiers li feïsse ennui, Venjasse vos du cors de lui Plus volentiers que de l'avoir, Se g'en peüsse leu avoir. Et l'endemain la matinee Encontrai ge dame Coupee, Que danz Gomberz avoit mout chiere, Ele meïsme estoit fiere, Vilainement me ramposna. Aprés a moi s'abandona, Se ge mal li osoie fere ; Ge ne m'en pooie retrere. Por son seignor s'aseüroit, Ça defors la cort pasturoit. Mes maltalent m'ot sormené Por Grombert que m'ot mal mené. Por fornir vostre mandement Cueilli ge greignor hardement ; .I. petit venjai vostre honte. De ce que amendise monte, Se riens i a de mesfaiture, Vostre est la cort et la droiture. Se vos por ce me fetes mal, N'avrez serjant ne seneschal Qui por vo preu a porchacier Osast un vilain corroucier. Ne Chantecler ne hé je mie, S'il prent sor lui la felonnie, Bien l'en ferai amendement Au los de toute vostre gent. — Par mon chief, le lyon a dit, Or me regrieve du despit Que li vilains ne me douta Qui mon serjant me debouta, Et volt fere a ses genz mengier ; Auques me deüst resoignier. Par ma barbe, se g'en ai aise, Je l'en ferai estre a malaise. Mes Chantecler par tel deserte N'en deüst pas avoir la perte. Barons, s'en faites vostre esgart Conment li amende Renart. » Dient li autre : « Nou feron, Baron, entendez que diron. » Bruns li ours est en piez levez. A poi qu'il n'est de duel crevez, Quant li rois ne destruit Renart Et qu'il est auques de sa part. « Sire, sire, dist Brun li ours, De Dieu soit guerie vo cors Et li sires qui la maintient, Quant si bone justice tient. S'il vos plest, sire, or me vengiez De ce que si sui ledengiez, Quant m'envoiastes por Renart A Malpertuis a son essart. Par lui fui ge tel conreez Con vos veïstes et veez. Ce ne porroit il pas noier, Ja m'en verroit gage ploier. Envers son cors le mosterrai Que vif ou mort le requerrai. — Mostrez, dist Renart, Diex i vaille ! Ci avroit ja povre bataille, Que vos estes et granz et fors Et ge ai ci mout petit cors. Si sui mout povres et menuz Et si sui toz viex et chanuz. Ja qui cest plet vos loeroit, Certes vo pris n'i acrestroit. Ne ving pas por bataille faire, Restroie en Roonel le maire. Ge vieng parler a mon seignor ; Por Dieu li pri et por s'amor Qu'il me mainteigne a feeuté Et qu'il i gart sa loiauté. |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire