Et, Renart se met aussitôt à lui crier après, dès qu'il se sent libre : « On a failli se faire avoir avec tes idées, pauvre malheureuse ! Tu n'aurais pas passé la journée vivante. Timer nous guettait, il voulait nous emmener tout attachés à la ferme de seigneur Liétart. Ah, il s'y connaît en ruse et en tromperie, à faire le mort alors qu'il est bien vivant. Je n'ai jamais pu me résoudre à l'idée qu'il était mort comme tu le disais. Tu es bien folle de l'avoir cru ! D'ailleurs, il faut être fou pour croire à quoi que ce soit, car, chacun met toute son attention à tromper l'autre, et on ne sait plus qui croire. Timer nous aurait emmenés en toute hâte chez Liétart son maître, si j'étais intervenu un peu plus tard. Mais le paysan le payera. — Renart, fait-elle, on verra bien comment tu le feras payer, en sais-tu donc plus sur le sujet qu'un bœuf sur le labour ? Mais, je ne t'aimerai déjà plus, avant d'avoir une chance de le voir. Même seigneur Couard le lièvre, qui est pris de sueur quand il a peur, n'a jamais été aussi angoissé que toi, en ce moment, à redouter une bête morte. — Je l'ai vu soulever sa tête, et ouvrir ses yeux, vieille folle. Imagines-tu que je devrais plus me fier à tes paroles qu'à ce que je vois ? — Jamais je n'y croirai, fait-elle. Tu l'as inventé par peur. Je vois bien là ton courage face à la nécessité, et la méchanceté qui t'anime, non mécontent d'abandonner ce qui pourrait nous nourrir. Je peux bien te le dire franchement, c'est la lâcheté qui te guide. Si par aventure, Ysengrin et Hersent la louve venaient par ici, ma part, comme la tienne, serait réduite à néant, car, eux, ils s'en lécheront les babines. Nous l'avons à notre porte, pourquoi donc se fatiguer à chercher plus loin ? Mais, couvre-toi bien la tête, économise-toi, et repose-toi, puisque tu n'es bon à rien d'autre. Tu n'es qu'un gros trouillard. — Au contraire, madame, dit-il, je sais être courageux pour défendre mon honneur ou tirer quelque profit, mais vous ne me verrez pas jouer les braves pour me mettre en danger de mort. — Renart, fait-elle, tu as tort de me mentir ouvertement. — Non, tu ne sais vraiment pas ce qui risque bientôt de t'arriver. Tu verras bien si je te mens, quand tu te seras attachée avec les courroies. — Tu parles pour rien, tu n'arriveras pas à m'effrayer assez pour que je ne veuille pas essayer, comme tu vas le voir maintenant. — Et, c'est moi qui devrai en supporter les conséquences quoi qu'il arrive, car, qui n'a point péché est quand même puni. Ne me blâme pas s'il t'arrive du mal ! » Mais, celle-ci ne redoute nullement les propos de son mari qu'elle ignore. Elle prend la courroie la plus solide, qui était attachée à sa queue, et la noue à la cuisse arrière de l'âne. Elle l'attache fermement, la tire et la retire pour bien la serrer. Puis, elle l'attache à son cou, et à la cuisse pour avoir une meilleure prise. Tandis qu'elle tire pour la serrer, Timer l'âne comprend maintenant qu'il ne pourra plus tromper Renart. Il est bien embêté quand l'autre se relève en hennissant, et ça lui fait beaucoup de peine de voir Hermeline se faire enlever : « Tu as été bien folle ! C'était vraiment une pure folie, fait-il, de passer outre mes conseils et mes propos. Tu ne pourras donc pas m'en vouloir. Tu aurais nettement mieux fait de suivre mon avis. Je ne peux plus te porter secours maintenant. Tu vas payer très cher, aujourd'hui même, ton orgueil et ton obstination. Timer avait bel et bien l'intention de me saisir, et de me livrer dans les mains mêmes où tu vas échouer. Tu me croiras la prochaine fois, si jamais tu en reviens vivante, mais ça n'arrivera pas. Tu es perdue, je te recommande à Dieu. — Comment cela, Renart ? fait-elle, venez à la ferme pour plaider mon cas, et trouvez un moyen de m'aider. — Je crains que tu ne me revoies plus jamais. » En attendant, Timer se met à courir, sans s'arrêter une fois avant d'arriver à la porte de Liétart. | 18336 18340 18344 18348 18352 18356 18360 18364 18368 18372 18376 18380 18384 18388 18392 18396 18400 18404 18408 18412 18416 18420 18424 18428 18432 18436 18440 18444 | Renart tantost li escria Quant il se senti deslïé : « A poi ne sommes conchïé Par ton conseil, fole chaitive ! Ne fusses pas enquenuit vive. Bien nos a Tymer espïez Qui mener nos voloit lïez A dant Lietart la en la vile. Trop set de barat et de guile, Que mort se fait et il est vis. Onques ne me pot estre avis Que il fust mort si con disoies. Es tu fole qui le cuidoies ? Cuidier ? Mes cil est fox qui cuide : Chascun met mes tote s'estuide En barat, on ne set qui croire. Il nos en menast ja grant oirre, Tymer, chiés son seignor Lietart, Se je parlasse .I. poi plus tart. Mes li vilains le comparra. — Renart, fet ele, or i parra Con tu le feras comparer, Dunt sez tu plus que buef d'arer. Devant lores ne t'amerai, Et devant que je le verrai. Mes onques dant Coart li lievres A qui de peor prist les fievres, Ne fu si de peor destrois Con tu es ore a ceste fois Qui doutes une morte beste. — Je li vi or lever la teste, Pute fole, et ovrir les eulz. Cuides tu que je croie miex Ton dit que ce que je verrai ? — Ja, fait il, ice ne crerai. Tu l'as de peor contrové. Bien ai ton corage esprouvé Au besoing et ta mauvestié Qui si t'a semons et haitié De lessier ce dont tu doiz vivre. Bien puis afremer a delivre Que de grant mauvestié te vient. Se par aventure sa vient Ysengrin et Hersent la louve, Povre en ert ma part et la toue, Qar bruire en feront lor grenons. En nostre porpris le tenons, A paines l'irons loing conquerre. Covre ton chief et bien le serre, Espargne ton cors et repose, Que tu n'as mestier d'autre chose. Trop par es ore acouhardiz. — Dame, dist il, ainz sui hardiz Quant je voi m'onnor et mon preu, Mes ne m'i troverez hui preu Por moi metre en peril de mort. — Renart, fet ele, tu as tort, Qui si me mens apertement. — Or le saches bien vraiement Que sera de toi maintenant. Tu savras ja se je te ment, Se tu as corroies te lies. — Certes ja por riens que tu dies, Ne me porras si esmaier Que je n'i aille essaier Or endroit si que le verras. — Et je sui cil qui souferra Ceste aventure a coi qu'il tort, Mes tiex ne peche qui encort. Ne me blasmer se mal t'en vient ! » Cele qui ne prise ne crient La parole de son seingnor, La fort corroie et la meillor Que avoit lessie a sa queue, A sa cuisse derier la neue. Forment la lie et atache, Por miex tenir la tire et sache. Son col lie et puis sa cuisse Por ce que miex tenir se puisse. Tantdis con tiroit et sachot, Tymer li asnes qui bien sot Que engingnier ne le porroit, — Mout grieve Renart quant le voit — Tymer henist et si se lieve. A Renart mout durement grieve Quant mener en vit Hermeline : « Trop avez esté fole vive. Certes, fet il, mout par fus fole, Quant mon conseil et ma parole As du tout mis en nonchaloir. Ne me puez or gueres valoir. Mes grant mestier t'eüsse eü, Se mon conseil eusses creü. De toi aidier n'ai nul pooir. Ton grant orgoil et ton voloir Conparras tu encui trop chier. Tymer me cuida acrochier Por metre es mains ou tu cherras. Une autre foiz si me creras, Se vive t'em puez revenir. Mes ce ne porra avenir. Perdue es, a Dieu te conmant. — Conment ? fet el, Renart, conment ? Venez a la vile plaidier, Savoir se me porroiz aidier. — Je ne cuit que ja mes me voies. » Tymer s'en coroit toutevoies, Onques de corre ne se tint Tant qu'a la porte Lietart vint. |
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