qu'il a du mal à tenir debout, et doit se mettre par terre : « Liétart, fait-il, tu mérites que je te déclare quitte sur-le-champ. Soyons donc de vrais amis, laisse-moi me coucher dans ce sillon, et recouvre-moi bien de terre. Ensuite, je t'en prie, par Dieu, ne me découvre pas, et ne me dénonce pas aux chasseurs, car s'ils venaient à me prendre, le comte me ferait écorcher vif. — Seigneur Brun, dit Liétart, je suis disposé à faire tout ce que vous voudrez, mais vous devez vous taire maintenant pour qu'aucun des veneurs ne vous entende. C'est le comte qui serait très content de pouvoir vous avoir pour sa fête. » Mort de peur, Brun l'ours s'arrête au milieu d'un sillon, et s'allonge dedans de tout son long. Il pense qu'il va échapper aux veneurs, mais il court à sa perte. Il s'imagine être à l'abri de la mort, mais elle lui pend au museau, tout comme à ceux, qui croyant l'esquiver, s'en rapproche dangereusement. Il se croit sorti d'affaire, mais il ne fait que se tromper lui-même. Liétart se réjouit de tout le tintamarre que Renart fait à travers la forêt. Il enfouit son visage dans ses mains, et se retient de rire avec peine, tellement il est content d'avoir récupéré Rougel. Il se met alors à recouvrir l'ours de terre avec empressement, il lui ensevelit le corps y compris la croupe. Il serre sa cognée et son couteau contre lui, tout en le recouvrant. Quand l'ours est bien camouflé, il lui ordonne de fermer les yeux qu'il tenait encore ouverts. Brun fait comme il lui dit sans prendre garde au danger. Liétart ne perd pas de temps, il prend sa cognée à deux mains, et l'éloigne de lui tout en la levant pour mieux frapper. Il veut faire payer l'ours pour l'outrecuidance et les misères qu'il lui a faites hier à cause de son bœuf. Il ajuste bien son coup, en homme expérimenté, car il ne veut surtout pas le rater. Puis, il porte le coup sur la tête. Il frappe et refrappe avec une telle fureur que le sang jaillit. Il assène un autre coup si fort qu'il lui brise complètement le crâne. Il n'a plus rien à craindre de lui maintenant, et lui enfonce dans la gorge son couteau qui rentre net. Pour se venger de son arrogance, non content d'en rester là, il lui transperce le cœur. Tout le sang de son corps s'écoule par la plaie dans le sillon, il le saigne à blanc. Puis, il le tire un peu vers lui, mais avec peine, car il est très lourd. Il n'en fera cadeau à personne, et ça n'est pas lui qui en parlera. Il ne le dira pour rien au monde, aucun de ses voisins ne saura qu'il y a de la viande d'ours dans son garde-manger. Il le recouvre le mieux possible, et rentre aussitôt à la maison, la mine radieuse, tout content de lui. Il appelle aussitôt sa femme chérie, qui se trouve dans une chambre, et lui dit : « Ma douce amie, vous qui, après Dieu, êtes ma raison de vivre, sachez que le paysan a bien raison de dire qu'en toute chose, il n'y a pas de malheur sans réconfort, ni de bonheur sans nuisance. Aussi vrai que Dieu me donne tant de mûres dans mon enclos pour faire une liqueur qui plaît aux riches, je peux vous affirmer qu'il ne faut jamais oublier cette vérité, et avec toute la confiance que je vous dois, je vais vous dire pourquoi. Je pensais bien avoir mérité mon malheur, quand j'ai dit hier matin à Rougel, qui tirait trop lentement, que le méchant ours pouvait bien le prendre sans plus attendre pour le manger. C'est alors que Brun est arrivé vers moi pour me le réclamer. J'aurais fait les frais de sa cruauté et sa combativité en payant de mes biens et ma personne, si je n'avais pas accepté. Il s'est mis à me menacer, mais j'ai réussi à l'embobiner en l'abreuvant de bonnes paroles, car j'ai été à bonne école, et je suis maître dans l'art de flatter. Il m'a alors accordé un délai jusqu'à aujourd'hui. Mais, à quoi bon faire de longs discours ! Renart qui n'a pas honte de mal faire, m'a enseigné une telle ruse ce matin, que seigneur Brun gît maintenant mort, dissimulé dans un de mes sillons. J'ai maintenant besoin de tes conseils pour qu'on ne le sache pas, car s'il était découvert par le comte ou un de ses serviteurs, ni or ni argent ne nous protégerait d'une mort certaine. » | 17312 17316 17320 17324 17328 17332 17336 17340 17344 17348 17352 17356 17360 17364 17368 17372 17376 17380 17384 17388 17392 17396 17400 17404 17408 17412 17416 17420 17424 17428 | Qu'il ne se pot mes sostenir, A terre le covint venir : « Lietart, fet il, par ta merite, Je te clameré trestot quite Et que je tes vrais amis soie, Lai moi couchier en cele roie Et de la terre bien me couvre. Por Dieu te pri, ne me descovre, A ces veneors ne m'ensaigne. Se il avient que l'en me prangne, Escorchier me fera li quens. — Dant Brun, dist Lietart, toz voz bons Sui ge apareilliez du fere, Mes il vos covient mout bien tere C'aucuns veneres ne vos oie. Li quens en aroit mout grant joie, S'avoir vos pooit a sa feste. » En mi une roie s'areste Brun li ors qui se doute tant, Dedenz se couche, si s'estent. Bien li semble qu'eschapez ert Des veneors, mes sa mort quert. Il cuide estre de la mort loing Mes ele li est pres au groing, Qar tiex cuide eschiver sa mort Qui l'aprime et aprouche fort. Eschapez cuide estre por voir, Mes il s'aïde a decevoir. Lietart a qui la noise plest Que Renart fait par la forest De ses .II. mains sa face tient, De rire a paine se retient, Que mout grant joie a eü De Rougiel qu'i li a rendu, Si l'acoilli lors a covrir De la terre par grant aïr, Et cors et croupe li enserre. Sa coingnie pres de lui serre Et son coutel pres de lui met, De lui bien covrir s'entremet. Quant il fu auques bien covers, Les eulz que il tenoit overs Li a conmandé que il cloe. Et il fet ce que il li loe, Que Brun a nul mal li esgarde. Lietart plus de rien ne se tarde, A .II. mains hauce la coingnie, De soi l'a forment esloingnie, Si la hauce por miex ferir. A l'ours vodra il ja merir Le grant orgoil et le dangier Qu'il li mena de son buef hier. Quant il l'ot mout bien avisé Son coup a loi d'ome sené, Qui de faillir se doutoit trop, Sor la teste jete son cop, Fiert et refiert de tel aïr Qu'il en a fait le sanc saillir. Tel coup li donne de rechief Que tot li a brisié le chief. Il ne le crient mes ne ne doute, Par desouz la gorge li boute Le bon coutel qui souef tranche. Maintenant de l'orgoil se venche, Que il ne l'en espargna point, Et desiques au cuer le point Si que li sanc li cort a raie De tot le cors par mi la plaie. Bien et forment saingnier le fait. .I. pou en sus de lui le trait A paine, que mout ert pesanz. N'en fera mie granz presenz, Par lui nel savra nus qui soit. Por riens nule ne le diroit Que nus de ses voisins seüst Qu'en son larder char d'ors eüst. Au miex le covre que il puet, Et tantost a l'ostel s'esmuet. Liez fu et si fist bele chierre, Sa moillier que il ot mout chierre En une chambre tost apele, Si li a dit : « M'amie bele, Qui emprés Dieu me fetes vivre, Voirement dist voir a delivre Li vilains qui par tot ce dit Qu'i n'est si grant max qui n'aït, Ne bien qui ne nuise par heures. Se Diex me dont plenté de meures En mon plessié por moré fere Tel qu'il puisse a riche honme plere, Je vos puis bien dire por voir, Et que ja oublïé ne soit, Par la grant foi que je vos doi, Et si vos diré bien por coi. Bien cuidai avoir mon mal quis, Quant hier matin a Rougel dis, Por ce que treoit lentement, Que max ors sanz arestement Le menjast et le me tousist. Et tout maintenant Brun s'asist Joste moi et si le vint querre. Sa felonnie et sa guerre De moi et du mien comperasse, Se je a lui ne m'acordasse. Il me prist si a menacier, Et je le soi si enlacier De blanches paroles et pestre, Que j'en ai esté a bon mestre, De bien lober bon mestre sui. Respit me donna jusque a hui. Por coi feroie je lonc conte ? Renart qui de bien fere a honte Tel guille hui matin m'aprist, Par coi dant Brun orendroit gist Mort et covert dedenz ma roie. Mes or me conseille et avoie Conment il ne soit ja seü, Que s'il estoit aperceü Du conte ou de ses serjanz, Ne nos garroit ors ne argenz Que nos ne fussons afolé. » |
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