parlons plutôt de Brun l'ours, qui arrive au pas de course vers le paysan. Il a déjà repéré Rougel, sa proie, et voudrait bien le détacher. Quand il approche de la charrue, il crie haut et fort à Liétart : « Que Dieu te protège, Liétart, mon ami ! Ta promesse m'a donné grand espoir d'obtenir une récompense, je considère donc Rougel ton bœuf, comme le mien. J'en ai tout à fait le droit, puisque tu m'as fait venir à toi quand tu as fait cette promesse, en disant de colère que le méchant loup pouvait bien le manger. Tu ne peux plus revenir sur ta parole, il est trop tard pour t'en repentir, et je lui ferai sentir mes crocs. Détache-le sans discuter, il n'est plus temps d'y réfléchir, ni de tarder davantage à le faire. Ce n'est ni l'endroit ni le moment pour un honnête homme de faire grise mine, il faut au contraire, dès la pointe du jour, se remettre à l'ouvrage, comme à ton habitude, pour espérer être un jour, couvert de richesse. Pourquoi me lances-tu ce regard méchant ? Sache que je veux ce qui m'a été promis, alors ne fais pas ta sale tête pour ça. Je préférerais encore être en bière, que de renoncer à ce qui m'attend. Rougel est une bête fatiguée, chétive, misérable, mal en point, dont on ne peut plus rien tirer. Jamais, je ne la ferai atteler, ni tirer une charrue, ou exécuter tout autre besogne, car je compte bien m'en remplir la panse. Et ne prends pas cet air renfrogné, car tu n'as rien à y gagner. Si tu ne veux pas l'arrêter et me le livrer sans faire de difficultés, je crois bien que je vais venir te donner un tel coup de patte, que tu vas te retrouver le cul par terre, et, à mon avis, tes bœufs seront à moi tous ensemble. Je t'assure qu'il est préférable pour toi de me laisser Rougel, déjà bien atteint par la vieillesse, plutôt que tous tes bœufs, car ça ne te fera pas du tout plaisir, si tu les perds tous. » Le paysan se sent perdu quand il entend Brun l'ours lui dire tout cela. À la fois, pris de sueurs froides, et de colère, il se sent malheureux, déconcerté, trahi par ses propres paroles, et tellement désemparé, car il se trouve vraiment idiot d'avoir dit ça. Il réfléchit à une solution, mais il sait bien qu'il est inutile de s'opposer à Brun qui est grand et fort. Il n'y a pas de quoi être rassuré, car, en un rien de temps, il pourrait étrangler le bœuf ni vu ni connu, et le tuer lui, sans même qu'on le sache. Mieux vaut accepter la perte d'un seul bœuf plutôt que tous ensemble, car il sait que s'il se fâche avec lui, il se fera étrangler sans espoir d'en réchapper. Il est inutile de chercher querelle, il y arrivera mieux par des supplications, qu'avec la colère ou un corps-à-corps. Il arrête ses bœufs dans le sillon, s'incline humblement devant Brun l'ours, et lui dit en pleurant : « Si je détache Rougel maintenant, j'ai bien peur que ma journée soit complètement fichue. Je n'arriverai à rien si je ne peux pas faire tirer mes sept bœufs à la fois, car la terre est trop dure et trop lourde. » Il lui promet, et lui jure même, qu'il lui rendra un grand merci, s'il veut bien attendre d'avoir Rougel demain seulement. « Je vous le remettrai tout bonnement, et avec plaisir, au petit matin, je le jure sur la tête de mon petit Martin, et de ma petite Constance. N'ayez aucune crainte, mais, de grâce, prêtez-le-moi jusqu'au matin, vous avez ma parole, et que Dieu vous comble de joie ! | 16608 16612 16616 16620 16624 16628 16632 16636 16640 16644 16648 16652 16656 16660 16664 16668 16672 16676 16680 16684 16688 16692 16696 | Si vos dirons de Brun li ors Qui vers le vilain vint le cors. Il sot bien sa proie espïer, Ja voudra Rouguel deslïer. Qant il fu pres de la charie, A haute voiz Lietart escrie : « Et Diex te saut, Lietart, amis, Ta pramesse si m'a or mis En grant esperance de bien. Je tieng Rougiel ton buef a mien Et bien le doi a mien tenir, Que a toi m'en as fet venir Que la pramesse m'en feïs, Qant tu par mautalent deïs Que max leus le peüst mengier ; Ne puez ta parole changier. Tu es trop tart au repentir, Je li feré mes gieus sentir. Deslïez le moi sanz dangier, Il n'est or pas tens de songier. Deslïez le moi sanz demeure, Il n'est or pas ne tens ne heure Que preudons face chierre morne ; Ainz doit si tost con il ajorne, Si con tu seus, conmencier ovre, Se par richesce ne se covre. Faiz me tu chierre felonnesse ? Saches que je voil ma promesse, Ne fai pas por ce laide chierre. Je vodroie miex estre en biere Que ma promesse n'en portasse. Rougieus est une beste lasse, Chaitive et povre et mal traianz, De son traire est il noienz. Ja nel feré lïer ne trere, Ne nule autre besoigne fere, Ainz en aenpliré ma pance. N'en fai ja laide contenance, Que tu n'i puez riens conquester. Se tu le me veus arester Et tu nel me livres sanz noise, J'ai enpensé que je te voise Donner de ma pate tel flat Qu'a terre t'abatrai tout plat. Et lors seront, si con moi semble, Li buef en mon voloir ensemble. Por ce le te di : miex te vient Que Rougieus qui viellece ataint Soit mien seus que ensemble tuit. N'i aroit joie ne deduit, Se tu les avoies perduz. » Li vilain fu toz esperduz De ce que Brun l'ors oï dire. De mautalent tressue et d'ire, Mout fu dolenz et esbahis, Que par sa parole est traïs. Mout li poise de la parole Qu'il dist et si la tint a fole. En autre guise se porpense, Bien set n'i a mestier desfense Vers Brun qui estoit grant et fort. N'i a mestier nul reconfort, Qu'en poi d'eure estranglé avra Le buef que ja nus nel savra, Et li mort tost ainz c'on le sache. Miex li vient soufrir cel donmage D'un sol buef que de toz a tire, Qar bien set, se a lui s'aïre, Lui meïsmes estranglera, Ne ja mes n'en eschapera. Bien set n'i a tencier mestier, Miex puet par proiere esploitier Que par corouz ne par mellee. Ses bues areste en l'aree, Vers Brun l'ors forment s'umelie, En plorant li dit : « Sel deslie Rougiel, je dot que ma jornee Soit tote a noient tornee, Que nul esploit ne porré trere, Qar mi .VII. bues ne puent trere, Que trop est fort la terre et dure. » Mout sovent li aferme et jure Que grant merciz li devra rendre, Se de Rougelle velt atendre Jusqu'a l'endemain seulement. « Mout volentiers et bonnement Le vos rendré le matinet, Foi que doi mon filz Martinet Et ma bele fille Costance. N'en soiez vos ja en doutance, Vostre merci, prestez le moi Jusques le matin, par ma foi, Que Diex bone joie vos doint ! |
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