car il craint pour sa peau, sinon il devrait passer par tel ou tel château, où il serait peut-être forcé de séjourner, et d'y laisser la peau comme tribut. Il laisse donc le grand chemin à droite, et prend une sente sur la gauche. Il regarde alors vers la plaine en aval, et aperçoit une compagnie de brebis en train de paître. Il y a aussi Seigneur Belin le mouton qui se repose, fatigué d'avoir trop mangé. « Belin, dit Renart, que fais-tu ? — Je me repose là, je suis recru de fatigue. — Ma foi, ce repos est mauvais pour toi. » Et Belin répond : « Je n'en peux plus. je sers un félon de paysan qui ne m'a jamais fait que du mal. Depuis que je peux couvrir ses brebis, je n'arrête pas de le faire. J'ai engendré toutes ces brebis que vous voyez ici rassemblées. Mais j'ai mal employé mon temps, car le paysan m'a donné à ses moissonneurs pour leur récolte, et il a aussi promis ma peau à un brave homme, pour faire des houseaux qu'il doit porter pour aller à Rome. — À Rome ? par Dieu ! dit Renart, tu n'en verras jamais ta part. Tu ferais mieux d'emporter toi-même ta peau que de te faire tuer. Et s'il t'épargne la mort cette fois, alors il te revendra après la Pâque, à la fin des Rogations quand on mange les moutons. Tu es voué à mourir, je le sais bien, si tu ne prends pas d'autre disposition, ou si tu ne t'en vas pas ailleurs. — Pour l'amour de Dieu, seigneur Renart, conseillez-moi en toute bonne foi, car vous êtes un pèlerin, je le vois bien. — Certes, je suis un pèlerin, mais tu ne le crois pas vraiment avec la mauvaise réputation que j'ai, pourtant je me suis bien repenti. J'ai été voir un serviteur de Dieu qui m'a donné un très bon conseil, grâce auquel je serai sauvé, s'il plaît à Dieu. Dieu a ordonné que l'on renonce à père et mère, frère et sœur, terre et herbe, par amour pour lui. Ce bas-monde n'est qu'un passage. Il faut être vraiment misérable ou malheureux pour ne jamais s'amender. On trouve même dans les Écritures que Dieu est plus heureux quand un félon vient à se repentir, que vingt ou même soixante justes. Ce monde ne vaut pas un œuf. Je veux aller auprès du Pape pour chercher conseil, et demander comment je dois me comporter. Si tu voulais venir avec moi, on ne ferait cette année ni houseau ni chaussure de ta peau, et sache qu'on ne contredit pas un pèlerin. — D'accord », dit Belin, Ils se mettent en route, mais n'ont guère avancé, quand ils voient Bernard l'archiprêtre en train de manger des chardons dans un fossé. « Bernard, dit Renart, que Dieu te garde ! » Celui-ci lève la tête vers le haut : « Dieu te bénit, répond-il, es-ce toi, Renart le goupil ? — Oui, c'est bien moi. — Corbleu, quel malheur t'a donc fait devenir pèlerin, toi et seigneur Belin ? — Ce n'est ni par colère ni par dépit, mais nous voulons souffrir le martyre, et faire pénitence pour nous amender, et nous racheter aux yeux de notre Seigneur Dieu. Mais toi, tu n'en a pas le cœur, ni d'aller en pèlerinage. Tu préfères sans doute porter toute l'année d'énormes fardeaux de bûches, ou des gros sacs de charbon. Tu auras droit aussi à l'aiguillon qui te pèlera la croupe, et quand viendra l'été, quand les mouches sont en grand nombre, tu ne le supporteras pas, même à l'ombre. Fais le bon choix, et viens donc avec nous. Tu ne seras privé de rien qui puisse t'aider, et tu auras suffisamment à manger. » Bernard dit : « Je ne le ferais pas si je n'avais pas assez à manger. — Tu en auras assez, disent-ils, promis juré. » | 13584 13588 13592 13596 13600 13604 13608 13612 13616 13620 13624 13628 13632 13636 13640 13644 13648 13652 13656 13660 13664 13668 13672 13676 13680 | Car il se crient mout de sa pel. Tost passeroit par tel chastel Ou il s'estovroit herbergier Et de sa pel treü lessier, Le grant chemin torna a destre, Une sente trove a senestre, Garde a val en une champaingne, Si a veü une compaingne Brebiz qui pessoient gaïn : Et avec estoit dant Belin Le mouton qui se reposoir : Tant ot mengié que las estoit. « Belin, dist Renart, que fes tu ? — Ci me repos tout recreü. — Par foi, cist repos est mauvés. » Et dist Belin : « Je n'en puis mes. Je serf a .I. vilain felon Qui onc ne me fist se mal non. Onques puis que soi brebiz luire, Ne finai de ses brebiz luire. Ces brebiz ai je engendrees Que vos veez ci assemblees. Mal ai mon servise emploié, Qar li vilain m'a otroié A ses seors et a leur prise, Et si lor a ma pel pramise A housiaus fere a .I. preudonme Qui les en doit porter a Ronme. — A Ronme ? par Dieu ! dist Renart, Ja en la voie n'avras part. Miex la t'i vendroit il porter Ta pel que toi fere tuer. Et se iceste mort te lasche Si revendras aprés la Pasque, A l'issue de Rovoisons, Que l'on menjue les moutons. Ore es a la mort, bien le voi, Se tu n'en prens autre conroi, Se tu ne tornes d'autre part. — Por amor Dieu, sire Renart, Conseilliez moi en bone foi ; Pelerins estes, bien le voi. — Pelerin sui je voirement, Mes tu n'en creoies noient Por le mal cri que je ai eu ; Mes je m'en sui bien repentu. J'ai esté a .I. Dieu fael Qui m'a donné mout bon conseil ; Par qoi serai saus, se Diex plest. Diex a conmandé que l'en lest Pere et mere, frere, seror Et terre et herbe por s'amor. Cist siecles n'est que .I. trespas. Mout par est cil chaitis et las Qui aucune foiz ne meüre. Ja trove l'en en escriture Que Diex est plus liez d'un felon, Quant il vient a repentoison, Que de .XX. et .LX. nuef. Cist siecles ne vaut pas .I. oef ; A l'apostoile voil aler Por conseil querre et demander Conment je me doi maintenir. S'avec moi voloies venir, L'en ne feroit ouan housel Ne chaucemente de ta pel ; L'en ne desdit pas pelerin. — Je le vos otroi », dist Belin, En lor chemin en sont entré, Mes il n'orent gueres alé Quant virent Bernart l'arceprestre En .I. fossé les chardons pestre. « Bernart, dist Renart, Diex te saut ! » Et cil lieve la teste en haut : « Diex te beneïe, dist il ; Es tu ce, Renart le gorpil ? — Oïl, ce sui je voirement. — Por le cuer bieu, quel maltalent T'a fait devenir pelerin Entre toi et sire Belin ? — Ce ne fu mautalent ne ire ; Ançois volons soffrir martire Et travail por nos amender Et por Damedieu acheter. Mes de ce n'as tu or corage Ne d'aler en pelerinage ; Tu vels miex porter oen mes De la busche grandisme fes Et grant sachies de charbon, Et si avras de l'aguillon, Tout le crepon avras pelé. Et quant ce vendra en esté Que des mouches sera grant nombre, Lors ne dureras nis en l'ombre. Fai le bien, si vien avec nos ; Tu ne seras ja soufrotous De rien dont te puisson aidier, Tu avras assez a mengier. » Dist Bernart : « Je ne le feroie, Se assez a mengier n'avoie. — Si avras, dient il, par foi. » |
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