jeudi 22 août 2013

Tiécelin le corbeau - La perte du fromage




Il l'appelle aussitôt :
P


remierement l'en apela :
« Par tous les saints, que vois-je là ?
Que Dieu vous garde, noble compère !
Béni soit l'âme de votre bon père,
seigneur Rohart, qui savait si bien chanter !
J'ai entendu maintes fois affirmer
qu'il n'avait pas d'égal en France.
Vous-même, quand vous étiez enfant,
aviez l'habitude de beaucoup travailler votre voix,
savez-vous toujours en jouer ?
Chantez moi une rotruenge. »
Tiécelin entend la flatterie,
ouvre la bouche, et lance un cri.
Renart dit alors : « Voilà qui est bien fait,
vous chantez mieux que vous en aviez l'habitude.
Si vous voulez, vous pourriez encore
aller plus haut d'une octave. »
L'autre qui croit s'y connaître en chant,
se met de nouveau à crier.
« Dieu, dit Renart, comme votre voix
devient claire et pure maintenant !
Si vous vous gardiez de manger des noix,
vous chanteriez le mieux du monde.
Chantez donc encore une fois. »
L'autre, qui aimerait bien avoir un prix de chant,
recommence à nouveau,
et s'écrie à perdre haleine.
Il se donne beaucoup de peine sans se rendre compte
qu'il desserre sa patte droite,
et le fromage tombe par terre
juste devant celles de Renart.
Le glouton en frémit d'envie,
et brûle de gourmandise.
Mais il n'en touche pas une seule miette,
car si c'est possible,
il voudrait aussi avoir Tiécelin.
Le fromage reste là devant lui.
Il se met debout en se soulevant péniblement.
Il tend en avant la patte qui le fait boiter,
avec la peau autour qui part en lambeaux,
car il veut que Tiécelin le voit bien.
« Ah ! Dieu ! fait-il, qui ne m'a donné
que peu de joie dans cette vie !
Mais à quoi bon me plaindre ...
En tout cas, ce fromage pue trop fort,
il empeste tellement qu'il va me tuer.
Il n'y a rien qui m'effraie autant,
car le fromage n'est pas recommandé pour les plaies.
Ah ! Tiécelin, descendez donc
et débarrassez-moi de ce mal.
Je ne vous aurais pas prié en temps normal,
mais l'autre jour, je me suis cassé la jambe
dans un piège par malchance,
et il m'est arrivé ce malheur. »
Tiécelin pense qu'il dit la vérité
parce qu'il l'implore en pleurant.
Il descend, et saute par terre.
mais il aurait mieux valu qu'il reste en haut,
des fois que seigneur Renart puisse le saisir.
Tiécelin n'ose pas s'approcher,
il y va à reculons en traînant des pieds,
car il redoute que Renart le frappe.
Quand Renart le voit jouer les poltrons,
il se met à le rassurer :
« Pardieu, fait-il, comme vous traînez !
Quel mal pourrait vous faire un blessé ?
Compère, ramenez-vous ici ! »
L'insensé s'approche trop près,
et ne voit même pas Renart bondir.
Il essaye de le prendre, mais le rate,
seules quatre plumes
lui restent entre les pattes.
Tiécelin est alors plein de rage.
Renart lui présente des excuses,
mais seigneur Tiécelin le coupe net,
il se fiche pas mal de son discours,
et lui dit : « Gardez donc le fromage pour vous !
vous n'aurez rien d'autre de moi.
j'ai été bien fou de vous croire,
quand je vous ai vu pleurer. »
Tiécelin continue à rouspéter
quand Renart l'interrompt d'un mot :
« Allez-vous en et gardez vos distances,
moi je resterai dans l'herbe,
et j'aurai vite fait de me consoler. »
Il mange alors le fromage
dont il se délecte fort.
Mais il est furieux, je vous le jure,
que l'autre lui ait échappé,
et qu'il n'ait pu l'attraper.
Puis il se dit que sur terre, autant qu'il sache,
il n'a jamais vu de si bon fromage.
Cela vaut bien un remède,
malgré le manque d'abondance,
et sa plaie n'a pas empiré pour autant.
Sur ce, il s'en va, il ne souhaite pas en rajouter,
son affaire s'est plutôt bien terminée,
Renart n'a plus rien à faire ici.


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« Por les sains Dieu, que voi je la ?
Et Diex vos saut, sire compere !
Bien ait l'ame vostre bon pere,
Dant Rohart, qui si seut chanter !
Mainte foiz l'en oï vanter
Que n'en avoit son per en France.
Vos meïsmes, en vostre enfance,
Vos en soulïez moult pener.
Seüstes onques orguener ?
Chantez moi une rotruenge. »
Tiecelin entent la losenge,
Ovre la bouche, et giete .I. bret ;
Et dist Renart : « Ce fu bien fet.
Miex chantez que ne soulïez ;
Encore, se vos voulïez,
Irïez plus haut une jointe. »
Cil qui de chanter se fait cointe
Conmence de rechief a brere.
« Diex, dist Renart, con or esclere
Et con espurge vostre voiz !
Se vos vos gardissiez de noiz,
Au miex del monde chantissoiz.
Chantez encore une autre foiz. »
De chanter velt avoir le pris,
Si l'a de rechief entrepris,
Si s'escria a haute alainne ;
Ainz n'en sot mot, que qu'il se painne,
Que le pié destre li desserre
Et li fromaches chiet a terre
Tot droit devant les piez Renart.
Li lechierres fremist et art
Et tout se frit de lecherie ;
Mes n'en touche une seule mie,
Qar encor, s'il puet avenir,
Voudra il Tiecelin tenir.
Le fromache li gist devant ;
Il leva sus en solevant,
Le pié tent avant dont il cloche
Et la pel qui entor li loche ;
Bien velt que Tiecelin le voie.
« Hé Diex ! fait il, com poi de joie
M'a Diex donné en ceste vie !
Mes je ne sai que je en die.
Cist fromaches me put si fort
Et flere, si ja m'avra mort,
Si ai tel chose qui m'esmaie,
Que fromache n'est preuz a plaie.
Ha ! Tiecelin, car descendez
Et de cest mal me delivrez.
Certes ja ne vos en priasse,
Mes l'autre hier oi la jambe quasse
En .I. broion par mescheance ;
La m'avint ceste mesestance. »
Tiecelin cuide que voir die
Por ce que em plorant li prie.
Il descent jus, a terre saut ;
Mes miex li venist estre en haut,
Se dant Renart le puet tenir.
Tiecelin n'ose pres venir ;
Il va traiant le cul ariere,
Mout doute que Renart nel fiere.
Renart le voit acoharder,
Sel conmence a aseürer :
« Por Dieu, fait il, ça vos traiez !
Quel mal vos puet fere .I. plaiez ?
Compere, traiez vos en ça ! »
Li fox, qui trop se desvoia,
Ainz n'en sot mot que il sailli ;
Prendre le volt, mes il failli,
Et neporquant .IIII. des pennes
L'en remestrent entre les jambes.
Or fu Tiecelin mout plain d'ire ;
Renart li offre a escondire,
Mes dant Tiecelin l'entrelet,
Qui n'a plus cure de son plet.
Ainz dist : « Li fromages soit vostre !
Vos n'enporterez plus du nostre ;
Je fis que fox qui vos creoie,
Por ce que plorer vos veoie. »
Tiecelin parla et grondi,
Renart .I. mot li respondi :
« Alez vos ent, tenez vo voie ;
Et je remaindré en l'erboie.
Mout tost avré le duel vengié. »
Lors a le fromage mengié
Dont forment s'aloit delechant.
Mout fu iriez, je vos créant,
De ce qu'il li est eschapez
Et que il ne l'a atrapez ;
Puis dist en terre que il sache
Ne vit il mes si bon fromache.
Bien li valut une poison,
N'em plaint que la male foison ;
Onques sa plaie n'en fu pire.
A tant s'en va, ne volt plus dire ;
Qar bien est son plet definez,
Et Renart est d'iluec tornez.
Comment Renart trompa le corbeau avec son fromage De Renart si conme il conchia le Corbel du froumage (18)
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