juste au pied d'une montagne, à droite, en amont d'une rivière, Renart aperçoit un très bel endroit. Au milieu d'un pré, de l'autre côté de l'eau qui les sépare, il voit planté là un hêtre, que les gens n'ont guère visité depuis. Il fait le tour de l'arbre en sautillant, puis se couche dans l'herbe fraîche, et s'y roule pour se rafraîchir. Il est logé à bonne enseigne, et n'échangerait ça pour rien au monde. S'il y avait suffisamment à manger, un séjour ici lui ferait beaucoup de bien. Seigneur Tiécelin le corbeau, qui n'a rien mangé de la journée, n'a aucun désir de villégiature. Il arrive en volant dans un enclos, après avoir quitté le bois par nécessité, discrètement, par un détour, bien décidé à passer à l'attaque. Il voit un millier de fromages qu'on est en train de faire sécher au soleil. Celle qui devrait les garder n'est pas là, elle est rentrée dans sa maison. Tiécelin se dit que c'est la saison des récoltes, il s'élance d'une traite, et en prend un. La vieille se précipite au milieu de la rue pour le reprendre. Quand elle voit Tiécelin, elle se met à lui lancer pierres et cailloux, puis s'écrie : « Vassal ! vous ne l'emporterez pas au paradis. » Tiécelin la voit folle de rage : « La vieille, dit-il, si on vous demande, dites que je l'ai emporté parce qu'il était mal gardé. Vous pouvez toujours raconter que je l'ai emmené, à tort ou à raison, car j'ai eu tout le loisir de le prendre : mauvaise garde nourrit le loup. » Sur ce, il s'en retourne, et va droit sur le hêtre où seigneur Renart se trouve, les voilà ensemble maintenant, Renart en dessous et lui au-dessus. Mais il y a une différence de taille : l'un mange et l'autre baille. Le fromage est plutôt mou, Tiécelin frappe dedans à grands coups de bec, et l'entame sérieusement. Il mange, n'en déplaise à la femme qui lui a fait tant de difficultés pour l'avoir pris, le plus jaune et le plus tendre. Tiécelin frappe comme une masse, sans se rendre compte qu'une miette tombe par terre devant Renart, qui ne manque pas de la voir. Celui-ci connaît bien l'autre bête, et hoche deux fois la tête. Il se met debout pour mieux regarder, et découvre assis là-haut, Tiécelin son compère de longue date, avec un bon fromage entre les pattes. | 10792 10796 10800 10804 10808 10812 10816 10820 10824 10828 10832 10836 10840 10844 10848 10852 | Tout droit au pié d'une montaingne, Deseur une riviere a destre, La vit Renart .I. mout bel estre. En mi le pré de l'autre part, Si conme l'eve les depart, La vit Renart .I. fou planté Que les genz n'ont gueres hanté. Entor le fou a fait la tresche, Puis se coucha sor l'erbe fresche, Vostrez s'i est et refroidiez ; A bon ostel est herbergiez, Ja ne le quesist rechangier, S'il eüst assez a mengier. Li sejorner i estoit biax. Et dant Tieselin li corbiax, Qui mout ot jeüné le jor, N'avoit cure de tel sejor, Et vint volant a .I. plessié, Par besoing ot le bois lessié, Priveement en .I. destor, Touz aprestez de fere estor. De fromaches vit .I. millier Qu'en avoit fet asoreillier ; Cele qui garder les devoit En sa meson entree estoit : Ele ert entree en sa meson. Tiecelin vit qu'il ert saison De gaaingnier, si lesse corre, .I. en a pris. Por le rescorre Sailli la vielle en mi la rue ; Tiecelin vit que vers lui rue Qaillous et pierres, si s'escrie : « Vassax, vos n'en porterez mie. » Tiecelin la vit ainsi fole : « Vielle, dist il, s'en t'ent parole, Dites que je l'en ai porté : La male garde pest le pré. Bien pouez dire je l'en port, Ou soit a droit ou soit a tort ; Du prendre en ai eü le leu : La male garde pest le leu. » A tant s'en torne, si vint droit Au fou ou dant Renart estoit ; Ensemble furent a cele heure, Renart desouz et cil deseure, Mes de tant i a desevraille : L'un menjue, l'autre baaille. Li fromaches fu auques mos Et Tiecelin i fiert granz cous De son bec, si que il l'entenme ; Mengié en a, mau gré la fame, Du plus jaune et du plus tendre, Qui tel anui li fist au prendre. Tiecelin fiert a une hie, Ainz n'en sot mot que une mie L'en est a la terre chaüe Devant Renart, qui l'ot veüe ; Il connut bien icele beste, Si en croula .II. foiz la teste ; Il lieve sus por miex veoir : Tiecelin vit la sus seoir, Qui son compere estoit de viez, Le bon fromache entre ses piez. |
Lorsque j'avais une douzaine d'années, j'avais tellement aimé ce passage du Roman de Renart que je l'avait entièrement mémorisé... J'en ai aujourd'hui quarante-deux, mais je peux encore le réciter, et par là même souligner les légères variations de cette version avec la vôtre :
RépondreSupprimerAtant s'en torne, et vint tot droit
Au leu ou danz Renarz estoit,
Ajorné furent a cele hor,
Renarz dessos, et cil desor,
Mes tant i out de desevraille
Que cil menjue, et cil baaille.
Li formache est auques mou
Et Tiecelin i fiert gran cous
Au chief du bec, tant qu'il l'entame.
Mangié en a, maugré la dame,
Et del plus jaune et del plus tendre,
Qui tel anui li fist au prendre.
Tiecelin fiert a une hie,
Onc ne sot mot, que qu'une mie
L'i est a la terre cheüe
Devant Renarz qui l'a veüe.
Il connoit bien si feste beste,
Et / Puis (?) si en crolé la teste,
Il lieve sus por mieu veoir :
Tiecelin vit la sus seoir,
Qui son compere este de viez,
Le bon formache entre ses piez.
Le temps ne semble pas effacer de si bons souvenirs - ils étaient toutefois bien enfouis dans ma mémoire, mais vous m'avez permis de les exhumer... Merci pour cela, et toutes mes félicitations et encouragements pour l'oeuvre magistrale à laquelle vous vous êtes attelé !