samedi 15 juin 2013

Le partage des proies - La vengeance de Renart et Ysengrin




À ces mots, il s'en va
A


icestui mot si s'em part
et laisse Renart au milieu du pré.
Celui-ci fait semblant d'être irrité
de voir Ysengrin blessé,
alors qu'il en éprouve une grande joie.
Il lui dit alors : « Que Dieu me guide,
cher compère, nous avons été bien roulés,
le roi a abusé de nous
sans droit ni raison.
Voici comment je vois les choses,
il a commis là un terrible outrage,
et pourrait bien avoir des ennuis
un jour ou l'autre.
À mon avis, si quelqu'un voulait
vraiment agir contre lui,
il pourrait lui faire payer cher.
Quoi qu'il en soit, je pense que
lorsqu'on voit son ami dans le besoin,
on doit le conseiller le mieux possible,
alors je veux bien m'y employer
pour que vous soyez vengé.
Je serais vraiment très content
de le voir dans les ennuis.
S'il y avait eu en lui une pointe de sagesse,
de bonté, ou de courtoisie,
il n'aurait pas pris toutes les proies
pour ne rien nous laisser.
Nous sommes déshonorés, et si nous nous laissons
ainsi piétiner par lui,
il aura vite fait de nous estropier,
à moins d'oser nous opposer à lui.
Je conseille donc, avant que les choses n'empirent,
que nous trouvions la manière la plus rusée
de prendre notre revanche,
tout d'abord pour vous
qu'il a si méchamment traité,
et pour la force dont il a usée
pour nous priver de notre part,
alors que les proies étaient pour tout le monde.
Il ne devrait pas faire ainsi l'orgueilleux
parce qu'il est au-dessus de nous,
car par la foi que je vous dois,
mon cher compère,
il ne sera ni assez fier ni assez méchant
pour nous empêcher d'avoir vengeance. »
Ysengrin écoute la résolution
de Renart, où il affirme
avoir la ferme intention
d'agir en y mettant tout son savoir,
pour l'aider à tirer vengeance
d'avoir été si maltraité.
Il hait le roi plus que n'importe qui
pour le mal qu'il lui a fait,
alors que lui-même n'a rien fait
qui justifie qu'il soit
ainsi maltraité. S'il pouvait,
il lui ferait volontiers
quelque chose de fort déplaisant,
j'en suis sûr, et de telle manière
que l'autre ne pourrait s'en apercevoir
avant que cela soit fait.
Il se dit qu'il ne pourra obtenir justice
ni mettre en œuvre son plan,
s'il n'a pas d'aide sérieuse,
et s'il ne se rapproche pas
de quelqu'un qui en sache plus,
et qui parle avec franchise.
« Vraiment, se dit-il, je me tourmente
pour rien, alors que j'ai là un compère
qui m'aime plus que son propre frère,
qui connaît plus de ruse à lui tout seul
qu'une bonne vingtaine
des meilleurs courtisans du roi.
Ne devrais-je pas lui ouvrir
mon cœur ? Non, je ne m'y risquerai pas.
J'ai peur, si je le fais,
qu'il me dénonce au lion,
car c'est un mauvais garnement,
comme on le dit dans le pays
d'où il vient,
c'est pourquoi je n'ose pas m'y fier.
Pourtant, je ne pense pas vraiment qu'il aille crier
à toute la cour ce que j'ai pu imaginer.
Voilà que j'ai de bien mauvaises pensées
à l'égard de mon compère Renart !
Je ne crois pas, que Dieu me garde,
qu'il me nuise sans raison.
C'est un homme honnête, je le sais bien.
J'en ai eu la preuve à plusieurs reprises,
j'ai toujours trouvé en lui
un homme très loyal,
par la foi que je dois au Saint-Père de Rome.
Je me rangerai donc à son avis,
car il est mon compère de droit,
et je ne pense pas qu'il chercherait
à me faire du mal. »
À se débattre ainsi avec lui-même,
il finit par décider
qu'il est d'accord avec ce qu'il lui a dit.
Il agira selon son conseil
quoi qu'il advienne,
car personne n'en sait autant ou n'a autant de valeur
que Renart dans n'importe quel domaine.
Il se met alors à lui parler avec raffinement,
employant des mots dignes d'un homme bien élevé,
et lui dit le plus amicalement possible :
« Mon cher ami, mon cher compère,
conseillez-moi donc,
car j'en ai grand besoin.
Il faut qu'avant la tombée de la nuit
je sois vengé de Noble,
qui m'a tellement écorché le visage
que le cuir en est parti.
Voilà pourquoi, cher cousin,
je compte sur vous pour tout mettre en œuvre
afin de me guider en toute confiance.
— Je le ferai, lui répond Renart,
par le grand saint Léonard,
mais le moment et l'endroit ne sont pas propices.
Rentrez chez vous,
et laissons cela pour aujourd'hui. »
Le projet est donc remis à plus tard.
Renart repart vers sa tanière,
et Ysengrin, son cher compère,
retourne dans sa demeure.
C'est ainsi que Pierre termine
ce conte qu'il nous a peaufiné,
en laissant Renart à ses conseils.


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Et lesse en mi le pré Renart
Qui mout fesoit le couroucié
Por Ysengrin qu'il vit blecié,
Et si en avoit il grant joie ;
Si li a dit : « Se Diex me voie,
Compere, bien somes guilé,
Bien nos a li rois afolé
Trestot sanz droit et sanz reson ;
Si voise je en ma meson,
Grant mal a fet et grant outrage.
Bien i porra avoir domage
Espoir encor en aucun tens.
Et qui voudroit, selonc mon sens,
Encontre lui de bot ovrer,
Mout bien le porroit comparer,
Je cuit, ou au prés ou au loing
Son ami voit on au besoing,
Au miex que l'en puet, conseillier,
Et je m'en voil bien traveillier
Por tant que vengiez en soiez ;
J'en seroie certes mout liez,
Se li veoie anui avoir.
S'en lui eüst point de savoir,
Ne de bien, ne de cortoisie,
N'eüst pas la proie saisie
Si toute que n'en eüsson.
Honni somes, se nos lesson
A lui issiques defouler,
Qar tost nos porroit afoler,
Se nos ne l'osion desdire ;
Si lo, ainz que la chose enpire,
Que nos queron et art et guile
Par qoi la venjance soit prise
Por vos trestot premierement,
Qu'il a mené si malement,
Par la force que il a faite,
Que nostre part nos a tolaite,
Car la proie estoit conmune.
Ne se deüst fere si brune
Por ce s'il est par desus nos ;
Qar par la foi que je doi vos
Qui estes mes comperes chiers,
Ne sera si mal ne si fiers
Que bien n'en aion la venjance. »
Ysengrin ot la covenance
Que Renart li dist et presente,
Que se il velt selonc s'entente
Ovrer et selonc son savoir,
Il l'en fera venjance avoir
De ce que il l'a mal mené ;
Et il le het plus c'onme né
Por le mal qu'il li avoit fet,
Sanz ce que ne li avoit fet
Chose por quoi il le deüst
Si mal mener ; se il peüst,
Il li feïst volentiers fere
Chose qui li deüst desplere
En tel guise, je sai de voir,
Que ne s'en puist aparcevoir
Devant que la chose soit fete.
Il s'apense que sa retrete
Ne sera a fin, n'acomplie
Sa pensee, s'il n'a aïe
Et durement ne se porchace
A home qui auques bien sache
Et puist dire seürement.
« Trut, fet se il, je me dement
De noient : je voi mon compere
Qui plus m'ainme ne fet sein frere,
Et plus set de barat toz seus,
Certes, ne sevent .XXII.
Des meillors de la cort lor roi,
Et je ne li descoverrai
Mon cuer ? Non, quar je n'oseroie ;
Peor ai, se je li disoie
Qu'il ne m'encusast au lion,
Qu'il a en lui mout mal cion.
Ce dist on par tout le païs
Dont il est estraiz et naïs,
Por ce si ne m'i os fïer.
Mes ne cuit pas qu'il aut crïer
A cort ce que j'ai enpensé.
Ore ai geu eü fol pensé
Envers mon compere Renart ;
Je ne cuit pas, se Diex me gart,
Que il me mesfeïst por rien.
Il est preudon, ce sai je bien ;
Pieça que je l'ai esprouvé
Et encore l'ai je trouvé
Jusques ici mout loial honme,
Foi que doi saint Pere de Ronme.
A son conseil me maintendrai ;
Il est mes comperes en lai,
Si pens que ne me mesferoit,
Ne mal ne me porchaceroit. »
Issi a lui meïsmes tence,
Et en la fin de sa sentence
S'acorde a ce qu'il li dira
Et a son conseil en fera
Conment que li aferes aut ;
Qar nus tant ne set ne ne valt
A nul besoing conme Renart.
Lors conmence a dire par art
Paroles com bien afaitiez
Et si a dit par amistiez :
« Biau doz amis, biaus doz compere,
Conseilliez moi si qu'il i pere,
Que vostre conseil m'ait mestier.
Ja ne verrai mes l'anuitier
Se de Noble ne sui vengié
Qui si m'a le vis escorchié
Que le cuir en est a val mis ;
Por ce le vos di, biau cosins,
Que por moi tant vos traveilliez
Qu'en bonne foi me conseilliez.
— Si feré je, ce dist Renart,
Par le baron saint Lienart,
Mes ore endroit n'en est saison.
Alez ent en vostre meson,
Si le lesson ester huimés. »
A tant est le conseil remés,
Si vet Renart a son repere,
Et Ysengrin, son chier compere,
Est retornez a son manoir.
Ici fait Pierres remanoir
Le conte ou se volt traveillier,
Et lesse Renart conseillier.
Comment Nobles, Renart et Ysengrin partagèrent la proie Ci conmance si conme Nobles, Renart et Ysangrin partirent la proie (14)
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