et laisse Renart au milieu du pré. Celui-ci fait semblant d'être irrité de voir Ysengrin blessé, alors qu'il en éprouve une grande joie. Il lui dit alors : « Que Dieu me guide, cher compère, nous avons été bien roulés, le roi a abusé de nous sans droit ni raison. Voici comment je vois les choses, il a commis là un terrible outrage, et pourrait bien avoir des ennuis un jour ou l'autre. À mon avis, si quelqu'un voulait vraiment agir contre lui, il pourrait lui faire payer cher. Quoi qu'il en soit, je pense que lorsqu'on voit son ami dans le besoin, on doit le conseiller le mieux possible, alors je veux bien m'y employer pour que vous soyez vengé. Je serais vraiment très content de le voir dans les ennuis. S'il y avait eu en lui une pointe de sagesse, de bonté, ou de courtoisie, il n'aurait pas pris toutes les proies pour ne rien nous laisser. Nous sommes déshonorés, et si nous nous laissons ainsi piétiner par lui, il aura vite fait de nous estropier, à moins d'oser nous opposer à lui. Je conseille donc, avant que les choses n'empirent, que nous trouvions la manière la plus rusée de prendre notre revanche, tout d'abord pour vous qu'il a si méchamment traité, et pour la force dont il a usée pour nous priver de notre part, alors que les proies étaient pour tout le monde. Il ne devrait pas faire ainsi l'orgueilleux parce qu'il est au-dessus de nous, car par la foi que je vous dois, mon cher compère, il ne sera ni assez fier ni assez méchant pour nous empêcher d'avoir vengeance. » Ysengrin écoute la résolution de Renart, où il affirme avoir la ferme intention d'agir en y mettant tout son savoir, pour l'aider à tirer vengeance d'avoir été si maltraité. Il hait le roi plus que n'importe qui pour le mal qu'il lui a fait, alors que lui-même n'a rien fait qui justifie qu'il soit ainsi maltraité. S'il pouvait, il lui ferait volontiers quelque chose de fort déplaisant, j'en suis sûr, et de telle manière que l'autre ne pourrait s'en apercevoir avant que cela soit fait. Il se dit qu'il ne pourra obtenir justice ni mettre en œuvre son plan, s'il n'a pas d'aide sérieuse, et s'il ne se rapproche pas de quelqu'un qui en sache plus, et qui parle avec franchise. « Vraiment, se dit-il, je me tourmente pour rien, alors que j'ai là un compère qui m'aime plus que son propre frère, qui connaît plus de ruse à lui tout seul qu'une bonne vingtaine des meilleurs courtisans du roi. Ne devrais-je pas lui ouvrir mon cœur ? Non, je ne m'y risquerai pas. J'ai peur, si je le fais, qu'il me dénonce au lion, car c'est un mauvais garnement, comme on le dit dans le pays d'où il vient, c'est pourquoi je n'ose pas m'y fier. Pourtant, je ne pense pas vraiment qu'il aille crier à toute la cour ce que j'ai pu imaginer. Voilà que j'ai de bien mauvaises pensées à l'égard de mon compère Renart ! Je ne crois pas, que Dieu me garde, qu'il me nuise sans raison. C'est un homme honnête, je le sais bien. J'en ai eu la preuve à plusieurs reprises, j'ai toujours trouvé en lui un homme très loyal, par la foi que je dois au Saint-Père de Rome. Je me rangerai donc à son avis, car il est mon compère de droit, et je ne pense pas qu'il chercherait à me faire du mal. » À se débattre ainsi avec lui-même, il finit par décider qu'il est d'accord avec ce qu'il lui a dit. Il agira selon son conseil quoi qu'il advienne, car personne n'en sait autant ou n'a autant de valeur que Renart dans n'importe quel domaine. Il se met alors à lui parler avec raffinement, employant des mots dignes d'un homme bien élevé, et lui dit le plus amicalement possible : « Mon cher ami, mon cher compère, conseillez-moi donc, car j'en ai grand besoin. Il faut qu'avant la tombée de la nuit je sois vengé de Noble, qui m'a tellement écorché le visage que le cuir en est parti. Voilà pourquoi, cher cousin, je compte sur vous pour tout mettre en œuvre afin de me guider en toute confiance. — Je le ferai, lui répond Renart, par le grand saint Léonard, mais le moment et l'endroit ne sont pas propices. Rentrez chez vous, et laissons cela pour aujourd'hui. » Le projet est donc remis à plus tard. Renart repart vers sa tanière, et Ysengrin, son cher compère, retourne dans sa demeure. C'est ainsi que Pierre termine ce conte qu'il nous a peaufiné, en laissant Renart à ses conseils. | 10252 10256 10260 10264 10268 10272 10276 10280 10284 10288 10292 10296 10300 10304 10308 10312 10316 10320 10324 10328 10332 10336 10340 10344 10348 10352 10356 10360 10364 10368 10372 10376 | Et lesse en mi le pré Renart Qui mout fesoit le couroucié Por Ysengrin qu'il vit blecié, Et si en avoit il grant joie ; Si li a dit : « Se Diex me voie, Compere, bien somes guilé, Bien nos a li rois afolé Trestot sanz droit et sanz reson ; Si voise je en ma meson, Grant mal a fet et grant outrage. Bien i porra avoir domage Espoir encor en aucun tens. Et qui voudroit, selonc mon sens, Encontre lui de bot ovrer, Mout bien le porroit comparer, Je cuit, ou au prés ou au loing Son ami voit on au besoing, Au miex que l'en puet, conseillier, Et je m'en voil bien traveillier Por tant que vengiez en soiez ; J'en seroie certes mout liez, Se li veoie anui avoir. S'en lui eüst point de savoir, Ne de bien, ne de cortoisie, N'eüst pas la proie saisie Si toute que n'en eüsson. Honni somes, se nos lesson A lui issiques defouler, Qar tost nos porroit afoler, Se nos ne l'osion desdire ; Si lo, ainz que la chose enpire, Que nos queron et art et guile Par qoi la venjance soit prise Por vos trestot premierement, Qu'il a mené si malement, Par la force que il a faite, Que nostre part nos a tolaite, Car la proie estoit conmune. Ne se deüst fere si brune Por ce s'il est par desus nos ; Qar par la foi que je doi vos Qui estes mes comperes chiers, Ne sera si mal ne si fiers Que bien n'en aion la venjance. » Ysengrin ot la covenance Que Renart li dist et presente, Que se il velt selonc s'entente Ovrer et selonc son savoir, Il l'en fera venjance avoir De ce que il l'a mal mené ; Et il le het plus c'onme né Por le mal qu'il li avoit fet, Sanz ce que ne li avoit fet Chose por quoi il le deüst Si mal mener ; se il peüst, Il li feïst volentiers fere Chose qui li deüst desplere En tel guise, je sai de voir, Que ne s'en puist aparcevoir Devant que la chose soit fete. Il s'apense que sa retrete Ne sera a fin, n'acomplie Sa pensee, s'il n'a aïe Et durement ne se porchace A home qui auques bien sache Et puist dire seürement. « Trut, fet se il, je me dement De noient : je voi mon compere Qui plus m'ainme ne fet sein frere, Et plus set de barat toz seus, Certes, ne sevent .XXII. Des meillors de la cort lor roi, Et je ne li descoverrai Mon cuer ? Non, quar je n'oseroie ; Peor ai, se je li disoie Qu'il ne m'encusast au lion, Qu'il a en lui mout mal cion. Ce dist on par tout le païs Dont il est estraiz et naïs, Por ce si ne m'i os fïer. Mes ne cuit pas qu'il aut crïer A cort ce que j'ai enpensé. Ore ai geu eü fol pensé Envers mon compere Renart ; Je ne cuit pas, se Diex me gart, Que il me mesfeïst por rien. Il est preudon, ce sai je bien ; Pieça que je l'ai esprouvé Et encore l'ai je trouvé Jusques ici mout loial honme, Foi que doi saint Pere de Ronme. A son conseil me maintendrai ; Il est mes comperes en lai, Si pens que ne me mesferoit, Ne mal ne me porchaceroit. » Issi a lui meïsmes tence, Et en la fin de sa sentence S'acorde a ce qu'il li dira Et a son conseil en fera Conment que li aferes aut ; Qar nus tant ne set ne ne valt A nul besoing conme Renart. Lors conmence a dire par art Paroles com bien afaitiez Et si a dit par amistiez : « Biau doz amis, biaus doz compere, Conseilliez moi si qu'il i pere, Que vostre conseil m'ait mestier. Ja ne verrai mes l'anuitier Se de Noble ne sui vengié Qui si m'a le vis escorchié Que le cuir en est a val mis ; Por ce le vos di, biau cosins, Que por moi tant vos traveilliez Qu'en bonne foi me conseilliez. — Si feré je, ce dist Renart, Par le baron saint Lienart, Mes ore endroit n'en est saison. Alez ent en vostre meson, Si le lesson ester huimés. » A tant est le conseil remés, Si vet Renart a son repere, Et Ysengrin, son chier compere, Est retornez a son manoir. Ici fait Pierres remanoir Le conte ou se volt traveillier, Et lesse Renart conseillier. |
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