à raconter en vers les exploits de Renart et d'Ysengrin son cher compère, a délaissé le meilleur de l'histoire, car il a oublié le procès et le jugement qui fut fait à la cour de Noble le lion, au sujet de la grande fornication dont Renart, en qui tout le mal couve, fut responsable envers dame Hersent la louve. Comme le dit l'histoire dès le premier vers, alors que l'hiver vient juste de passer, que la rose s'épanouit, que l'aubépine fleurit, et que l'Ascension approche, sire Noble le lion fait venir toutes les bêtes dans son palais pour tenir sa cour. Il n'y a pas une seule bête assez hardie qui s'en garderait pour la moindre raison, et qui ne vienne hâtivement, à part seulement seigneur Renart, le mauvais larron, le fourbe, contre qui tous les autres poussent des huées. Ils l'accusent devant leur roi pour son orgueil et le désarroi qu'il cause. Alors, Ysengrin, qui ne l'aime pas, se plaint avant tous les autres et dit au roi : « Très cher sire, faites-moi justice de l'adultère que Renart a fait subir à mon épouse, dame Hersent, quand il lui a fait l'amour dans son repère à Maupertuis, et lui fit faire de force, puis pissa sur tous mes louveteaux ; ce sont les afflictions qui me font le plus mal. Renart a pris date pour justifier qu'il n'avait pas commis cet adultère. Quand les reliques furent apportées, je ne sais qui l'a conseillé, mais il s'est aussitôt reculé, puis il est retourné dans sa tanière. » Le roi s'en amuse sans colère, et dit à toux ceux qui écoutent : « Ysengrin, laissez donc cela, vous ne pouvez rien y gagner, vous ne faites que rappeler votre honte. Les rois et les comtes sont aussi naïfs, et même ceux qui tiennent de grandes cours deviennent cocus un jour ou l'autre. Jamais, pour un si petit dommage, n'ai-je vu quelqu'un piquer une si grande rage ; cette affaire est telle, à mon avis, que d'en parler ne vaut rien. » Brun l'ours dit alors : « Très cher sire, vous pourriez certainement mieux dire. Ysengrin est-il mort ou prisonnier, pour que, si Renart a mal agi envers lui, il ne puisse pas en tirer vengeance ? Ysengrin est d'une grande puissance ; si Renart se trouvait près de lui, et si la paix ne durait pas, celle qui a été nouvellement jurée, jamais il ne pourrait résister contre lui. Mais vous êtes le prince de cette terre, instaurez donc la paix dans cette guerre, imposez la paix entre vos barons. Ceux qui vous haïssent, nous les haïrons, et nous soutiendrons votre parti. Si Ysengrin se plaint de Renart, faites retentir le jugement, c'est le mieux qui puisse arriver. Si l'un doit quelque chose à l'autre, qu'il lui rende, et qu'il vous paye l'amende pour son méfait. Faites chercher Renart à Maupertuis. Je le ramènerai si je le trouve, puis nous lui apprendrons les usages de la cour, si vous voulez bien m'y envoyer. — Seigneur Brun, dit Bruyant le taureau, maudit soit celui, excepté votre personne, qui un jour conseillera au roi d'accepter toute réparation pour le désarroi, la honte, et l'adultère, que Renart a fait subir à sa commère. Renart a causé tant de tourments et trompé tant de bêtes, que jamais personne ne doit l'aider. Comment Ysengrin doit-il plaider pour une chose qui est si claire, connue et révélée ? Pour ma part, je sais, quoi qu'on en dise, que si celui qui trompe tout le monde, avait eu ma femme en son pouvoir, et l'avait prise contre son gré, jamais Maupertuis ne l'aurait protégé, ni aucune forteresse qu'il eût faite, pour que je ne le châtre point, puis le jette dans un bourbier. Hersent, qu'est donc-t-il arrivé à votre cœur ? Ce fut certes un très grand dommage, quand seigneur Renart, ce goujat insensé, vous a prise une fois entre les arçons. — Seigneur Bruyant, dit le blaireau, ce malheur, si nous ne le tempérons pas, pourra encore beaucoup s'aggraver ; car à cause de ceux qui pourraient mal le relater, mais bien le propager et l'exagérer, on ne pourrait plus l'apaiser. Et puisqu'il n'y a eu ni violence faite, ni porte brisée, ni trêve enfreinte, si Renart l'a fait par amour, colères et plaintes ne sont pas appropriées. Il y a longtemps qu'il l'aimait, et jamais celle-ci ne s'en serait plainte s'il lui avait fait l'amour, et je jure sur ma tête qu'Ysengrin a pris tout cela trop gravement. En présence du roi et de ses barons, Ysengrin doit prendre garde en exposant son dommage. Si le vase a été abîmé ou mal traité par Renart, même pour la valeur d'une noisette, je suis près à lui faire payer. Quand Renart sera venu, le jugement sera alors tenu, mais c'est le minimum auquel je consente. Que le blâme retombe sur dame Hersent. Ah ! quelle plainte et quel procès, pour lesquels votre mari vous soumet au regard de tant de bêtes ! En vérité, on devrait se moquer de vous, si l'autre vous appelle “ma chère sœur”, et que vous lui portez à chaque fois de l'affection. Il ne vous craint ni ne vous redoute. » Hersent rougit, elle a tellement honte qu'elle en a tout le poil mouillé de sueur. Elle répond alors en soupirant : « Seigneur Grimbert, je ne peux en entendre davantage. J'aimerais mieux voir la paix entre mon seigneur et Renart, qui en vérité ne s'est jamais intéressé à moi d'une telle manière. Au point que je suis prête à passer l'épreuve de l'eau froide ou du fer chaud. Mais que vaudra ma justification, lasse, chétive, malheureuse, alors que je ne serai jamais crue ? Par tous les saints que l'on vénère, que le Seigneur-Dieu me porte secours, Renart n'a jamais fait avec moi ce qu'il n'aurait pas plus fait avec sa mère. Je ne le dis pas en faveur de seigneur Renart, ni pour améliorer sa situation. Il m'importe peu ce qu'on fera de lui, ou qu'on le haïsse maintenant et encore, tout comme le chardon d'âne vous est égal. Mais je le dis pour Ysengrin qui est tellement jaloux de moi qu'il croit toujours être cocu. Par la foi que je dois à Pinçart mon fils, cette année, le premier jour d'avril, c'était Pâques, ainsi qu'on le dit, il y avait un an qu'Ysengrin m'avait prise pour femme. Nos noces furent si grandes que nos tanières et nos fossés étaient pleins de bêtes. En toute vérité, c'est avec grand-peine qu'on aurait trouvé assez de place où une oie aurait pu couver. Je suis alors devenue son épouse légitime ; ne me prenez pas pour une menteuse, ni pour une concubine, ni pour une bête folle. Mais je vais revenir à mon propos ; qui veuille me croire, me croie donc, et je voudrais bien que chacun m'écoute, jamais, pour toute la foi que j'ai envers Saint Marie, je n'ai livré mon corps à la débauche, ni commis de méfait ou de mauvaises choses que pareillement une nonne ne pourrait faire. » | 5672 5676 5680 5684 5688 5692 5696 5700 5704 5708 5712 5716 5720 5724 5728 5732 5736 5740 5744 5748 5752 5756 5760 5764 5768 5772 5776 5780 5784 5788 5792 5796 5800 5804 5808 5812 5816 5820 5824 5828 5832 5836 5840 5844 5848 | Mist en vers fere de Renart Et d'Ysengrin son chier compere, Lessa le miex de sa matere, Qar il en oublia les plez Et le jugement qui fu fez En la cort Noble le lyon De la grant fornication Que Renart fist, qui tot mal cove, Envers dame Hersent la louve. Ce dist l'estoire el premier vers Que ja estoit passé yvers Et que la rose espanissoit Et l'aube espine florissoit Et que pres ert l'Acension, Que sire Noble le lyon Toutes les bestes fist venir En son palés por cort tenir. Onques n'i ot beste tant ose Qui s'en gardast por nule chose, Qui ne venist hastivement, Fors dant Renart tant solement, Le mal larron, le souduiant, Que tuit li autre vont huiant ; Et escusent devant lor roi Et son orgoil et son desroi. Et Ysengrin, qui pas ne l'ainme, Devant toz les autres se clainme Et dist au roi : « Biax tres doz sire, Car me fai droit de l'avoutire Que Renart fist a m'espousee, Dame Hersent, quant l'ot amee A Malpertuis, a son repere, Quant il li fist par force fere, Et conpissa toz mes loviax ; Ce est li deus qui m'est plus max. Renart prist jor de l'escondire Qu'il n'avoit fait cel avoutire. Quant li saint furent aporté, Ne sai qui li ot enorté, Mes qu'il se trest mout tost arriere Et se remist en sa tesniere. » De ce a joie sanz corouz Li rois et a dit oiant touz : « Ysengrin, lessiez ce ester, Vos n'i pouez riens conquester, Ainz amentevez vostre honte. Musart sont li roi et li conte, Et cil qui tiennent les granz cors Deviennent cous, hui est li jors. Onques de si petit donmage Ne vi ge fere si grant rage ; Tele est cele ovre a escïent Que li parlers n'i vaut noient. » Dist Bruns li ors : « Biau tres doz sire, Ja pouez vos assez miex dire. Est Ysengrin ne mort ne pris, Se Renart a vers lui mespris, Que bien n'en puisse avoir venjance ? Ysengrin est de grant puissance, Se Renart pres de lui manoit Et por la pes ne remanoit Qui novelement est juree, Que ja vers lui n'eüst duree. Mes vos estes prince de terre, Si metez pes en ceste guerre, Metez pes entre vos barons ; Qui vos harroiz nos le harrons, Et maintendron de vostre part. S'Isengrin se plaint de Renart, Fetes le jugement oïr, C'est le miex que puisse veïr ; Se l'un doit a l'autre, si rende Et du mesfet vos pait l'amende. Mandez Renart a Malpertuis ; Je l'amarré, si je le truis, Puis l'aprendron a cortoier, Se vos m'i volez envoier. — Sire Brun, dist Bruiant li tors, Maldahez ait, sanz vostre cors, Qui ja conseillera le roi Qu'il prangne amende de desroi, De la honte, de l'avoutere Que Renart fist a sa conmere. Renart a fait tante moleste Et conchïee tante beste Que ja nus ne li doit aidier. Conment Ysengrin doit plaidier De chose qui si est aperte Et conneüe et descoverte ? De moi sai je, que que nus die, Se cil qui tot le mont conchie Eüst ma fame en sa baillie, Contre son gré l'eüst saisie, Ja Malpertuis nel garantist, Ne forteresce qu'i feïst, Que ne l'eüsse escoillié Et puis en .I. conpeing jeté. Hersent, dont vos vint en corage ? Certes, ce fu mout grant donmage Quant dant Renart, cil fox garçons, Vos entra onques es arçons. — Sire Bruiant, dist li tesson, Cist max, se nos ne l'abesson, Porra encor assez monter ; Qu'a ceus porra le mal conter Et bien espandre et essaucier Qui nel porra pas abessier. Et puis qu'il n'i ot force fete, Ne huis brisié ne trive frete, Se Renart le fist par amors, N'i afiert ire ne clamors. Pieça que il l'avoit amee ; Ja cele ne s'en fust clamee, Se fait l'eüst ; mes par mon chief Ysengrin l'a trop pris en grief. Voiant le roi et son barnage, Gart Ysengrin a son donmage. Se li vessiax est empiriez Ne par Renart mal atiriez Le vaillant d'une nois de codre, Pres sui que je li face soudre ; Puis que Renart sera venuz, Le jugement en ert tenuz ; Mes c'est del miex que je i sent. Le blasme soit dame Hersent. Haï ! quel clamor et quel plet Vos a li vostres mari fet A tantes bestes regarder ! Certes, on vos deüst larder, S'il vos apele bele suer ; Se ja mes li portez bon cuer. Il ne vos crient ne ne resoingne. » Hersent rougist, si ot vergoingne Que tot le poil li va suant ; Lors respondi en soupirant : « Sire Grinbert, je n'en puis mes. J'amasse miex veoir la pes Entre mon seignor et Renart, Voir qui en moi n'ot onques part En tel maniere n'en tel guise Si que j'en feroie .I. juïse Ou de froide eve ou de fer chaut. Mes mon escondire que vaut, Lasse, chaitive, malostrue, Quant je ja n'en seré creüe ? Par toz les sainz que l'en aeure Et se Damediex me seceure, Onques Renart de moi ne fist Que de sa mere ne feïst. Por dant Renart ne di ge mie Ne por amender sa partie ; Q'autretant m'est que de lui face, Ne qui le het ne qui le hace, Con vos est d'un chardon asnin. Mes je le di por Ysengrin, Qui de moi est si tres jalous Que tot jors en cuide estre cous. Foi que je doi Pincart mon fil, Ouen le premier jor d'avril, Que Pasques fu, si con on dist, Ot .I. an qu'Isengrin me prist. Nos noces furent si plenieres Que nos fossez et nos lovieres Furent de bestes issi plainnes, Voire certes, que a grant painnes Peüssent tant voie trover Ou une oie peüst cover. La devin ge loial espouse ; Ne m'en tenez pas a mentouse, N'a soignant, ne a beste fole. Or revendré a ma parole ; Qui me velt croire, si me croie, Et si voil bien que chascun m'oie ; Onc, foi que doi sainte Marie, Ne fis de mon cors puterie, Ne mesfet ne malvez afere Que une nonne ne puist fere. » |
Au v. 5066: qu'il eût faite (accord avec: la forteresse); v. 5843: qui veuille me croire me croie, subjonctif.
RépondreSupprimerC'est corrigé, merci d'avoir signalé les fautes.
SupprimerQuelle est la source de l'image sur cette page? Merci
RépondreSupprimerLucien Boucher. Le jugement de Renart (gravure sur bois), 1942.
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