jeudi 12 août 2010

Les vêtements du prêtre - L'échange contre un oison




Renart et seigneur Primaut
E


ntre Renart et dant Primaut
se couchent ensemble dans le bois,
jusqu'à ce que l'aube perce
et que le soleil se lève haut.
Tous deux se réveillent alors,
puis préparent au mieux
leur paquet comme des marchands.
Primaut prend une corde
et l'attache à son cou.
Ils s'en vont ensemble le cou tendu
à la foire, et s'en font une grande joie.
Alors qu'ils sont à mi-chemin,
ils voient venir un prêtre,
qui est en route vers la foire
pour acheter un vêtement.
Mais il doit en secret
aller chez un de ses compagnons,
pour manger avec lui
en tête à tête, dans sa maison.
Il lui apporte un oison.
Renart l'a aperçu :
« Compère, fait-il, ça tombe bien,
regardez là-bas un prêtre arriver.
Si nous parvenons à le convaincre
d'acheter ces vêtements,
je pense, je crois même, par mes dents,
qu'il sera sage de les lui vendre.
De plus, il porte un jeune et tendre oison,
voyons si nous pouvons l'avoir.
En effet, on se fera peut-être pendre à cause
de ces vêtements si nous les portons à la foire.
Je vous le dit, assurément, nous pourrions bien
le payer cher, même en mourir. »
Alors Primaut dit : « Je suis d'accord,
qu'ils soient vendus maintenant. »
Sur ce, le prêtre arrive tout droit
sur son chemin et les salue.
Il jette son manteau sur son épaule.
« Seigneurs, fait-il, que Dieu vous protège ! »
Renart relève la tête,
il convoite l'oison :
« Sire, que Dieu vous bénisse,
fait-il, avec vos compagnons ! »
Puis l'autre leur dit : « Quel vent vous mène ?
D'où êtes-vous ? de quel pays ?
— Nous sommes des marchands d'Angleterre.
— Et de quel côté allez-vous ? à la foire ?
— Nous emportons des vêtements de prêtre,
une aube, une amict,
une belle chasuble de samit,
un fanon, une étole, et des ceintures,
que nous vendons en grand nombre
à des chanoines d'une église.
Et si vous-même en avez besoin,
nous vous en vendrons à très bon marché,
autant que nous pouvons en fournir.
— Et vous en avez ici ?
— Oui, sire, Dieu merci,
nous avons de très beaux vêtements
qui sont attachés dans nos paquets. »
Le prêtre dit : « Voyons les,
je ne vais là-bas que pour ça,
si vous voulez, je les achèterai. »
Primaut répond : « Et je vous les vendrai
si vous avez envie de les avoir. »
Puis il met son fardeau devant lui,
et montre les vêtements.
Alors, le prêtre lui dit en un mot :
« Dites moi donc, que Dieu vous garde
(un long discours n'est pas nécessaire),
pour combien pourrais-je les avoir ?
— Vous voulez le savoir ? dit Primaut.
Je suis, je le dis ainsi
car je ne mens jamais dans mes propos,
je crois, très raisonnable.
Si vous me donnez cet oison,
vous pourrez les emporter, et nous serons quittes
— Ma foi, dit le prêtre, vous parlez bien.
Je suis d'accord, ça me va ainsi. »
Il prend aussitôt l'oison et le lui donne.
Primaut le saisit, puis le soupèse.
Il s'en fait une grande joie, et tout réjoui
il le met à son cou, et s'enfuit.
Renart, quand il le voit courir,
pensait bien avoir sa part,
mais il n'aura jamais que la ficelle.
Si Primaut peut, il gardera tout pour lui,
il le mangera et partira.
Ainsi s'en vont les deux amis
qui bientôt seront ennemis,
à moins qu'ils arrivent à partager.
Ils s'en vont tout droit sur le chemin
vers un bois qui est proche d'eux,
Primaut devant, Renart derrière,
sans chercher à accoster les paysans.
Et, ils prennent le chapelain pour un sot
d'avoir emporté les vêtements.
Renart s'en amuse et s'en réjouit,
Primaut s'en moque même.
Dois-je vous en faire un longue fable ?
Ils en rajoutent jusqu'à ce qu'ils entrent dans le bois.
Ils s'arrêtent ensemble
dans un coin sous un chêne.
Primaut, qui est de mauvaise engeance,
prend l'oison, le pose à terre,
puis adresse la parole à Renart :
« Compère, nous nous sommes faits avoir,
nous en aurions bien eu deux
si nous les avions demandés.
Renart, fait-il, entendez-moi bien,
aussi sûr qu'on jette les chats au feu,
par la foi que je dois à saint Loup,
vous ne mangerez jamais de celui-là !
— Ah ! Seigneur, vous ne ferez pas ça !
C'est comme me fausser compagnie,
ce serait d'une trop grande méchanceté,
ce serait un péché, une honte.
— Renart, fait Primaut, qu'est-ce que vous m'inventez ?
Vous n'allez pas me sermonner ici
ni vous moquez de moi,
je n'en ai cure, par saint Martin.
Si vous voulez manger ce matin,
allez donc chasser dans ce bois,
et partez en quête
comme vous avez l'habitude de faire. »
Renart voit qu'il ne pourra pas en tirer davantage.
Il ne veut pas non plus combattre avec lui,
car il est grand, et pourrait le battre.
Il n'a envie ni de jouer ni de rire,
et pleure des deux yeux, et se lamente de tout son cœur.
Sa gourmandise le démange,
il se sépare de l'autre avec grand-peine,
et il lui dit : « Primaut, ma foi,
vous ne m'êtes pas d'une grande fidélité,
foi que je dois à mon fils Rovel,
c'est la compagnie Tassel
que vous me faites pour sûr. »
Puis il ajoute doucement à voix basse :
« Je récolte la disgrâce à juste titre,
car je vous ai trop donné de ma bonne foi.
Le diable m'a fait trop loyal
envers un traître si déloyal.
Mais, foi que je dois aux gens d'Arras,
il ne me manque ni ruse ni tromperie,
et j'en connais plus qu'un bœuf sait labourer.
Je vous le ferai payer,
fils de pute, larron, traître.
C'est donc là, la bonne récompense
que j'aurai eu de la compagnie
que je vous ai apportée si sincèrement ! »
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Jurent ensemble en un gaut
Jusqu'a tant que l'aube creva
Et que le souleil haut leva.
Lors se sont andui esveillié,
Si ont mout bien apareillié
Conme marcheanz lor fardel,
Et Primaut a pris .I. hardel
Et si l'a a son col pendu.
Andui s'en vont col estendu
A la foire, si font grant joie.
Si con il vindrent en mi voie,
Si voient venir .I. provoire
Qui estoit meüz a la foire
Por achater .I. vestement.
Mes il devoit priveement
Chiés .I. son compaignon aler,
Et avec lui devoit mengier
Priveement en sa meson,
Si fesoit porter .I. oison.
Renart l'avoit aparceü :
« Compains, fet il, bien est chaü :
Ci voi .I. provoire venir.
Se por fol le poons tenir
Qu'il achatast ces garnemenz,
Que je cuit et croi par mes denz
Que ce sera savoir del vendre.
Et il porte .I. oison tendre,
Son soit se le poons avoir,
Car l'en nos feroit pendre, espoir,
S'a la foire les portions ;
Si vos di bien que porrions
Escoter desi a la mort. »
Et dist Primaut : « Je m'i acort
Qu'il soient venduz orendroit. »
A tant vint li prestres tot droit
Son chemin et si les salue.
Son mantel sor s'espaule rue :
« Seignors, fet il, et Diex vos saut ! »
Renart lieve la teste en haut
Qui de l'oison fu convoitos :
« Sire, Diex beneïe vos,
Fet il, et vostre compaingnie ! »
Si lor a dit : « Quel vent vos guie ?
Dont estes vos, de quele terre ?
— Marcheanz somes d'Engleterre.
— Et quele part alez a foire ?
— Garnemenz portons a provoire
Si conme l'aube et l'amit,
Bele chasuble de samit,
Et fanon, estole et sorçaintes,
Dont nos vendons en sor en maintes
A ces chanoines de mostier.
Et se vos en avez mestier,
Grant marchié vos en ferion
Tel conme fere porrion.
— Et en avez vos nul ici ?
— Oïl, sire, la Dieu merci,
Uns garnemenz avons mout biaus
Qui sont lïez en noz fardiax. »
Fet li prestres : « Or soit veüz,
Que por el n'i sui je venuz.
Se voulez, je l'achateré. »
Fet Primaut : « Et je les vendré,
Se de l'avoir avez talent. »
Lors a mis son fardel avant,
Si a mostré le vestement,
Et li prestres li dist briément :
« Or me dites, se Diex vos saut,
— Longue parole riens ne vaut —
Por combien les porroie avoir.
— Volez le, dist Primaut, savoir ?
Je sui plus grant, si le diré,
Que ja de mot n'en mentiré,
Et si diré, ce cuit, reson.
Se vos m'en donnez cel oison,
Porter les porrïez touz quites.
— Par foi, dist li prestres, bien dites.
Bien m'i acort et ainsi aille. »
L'oison prant tost et si li baille.
Primaut le prent, si le soupoise,
Grant joie fet et mout s'envoise.
Sor son col le met, si s'en fuit,
Et Renart qant corre le vit ;
Bien en cuidoit avoir sa part,
Mes ja n'en avra que la hart.
Se Primaut peut, tot son sera,
Primaut prendra et partira.
Einsi s'en vont li dui ami
Qui par tens seront anemi
Mes qu'au partir soient venu.
Lor chemin ont tot droit tenu
Vers .I. bois qui d'eus estoit pres,
Primaut devant, Renart aprés.
N'ont cure d'acost de vilain.
Por fol tiennent le chapelain
Qui les aornemens enporte.
Renart s'en jeue et s'en deporte,
Et Primaut meïsmes s'en gabe.
Que vos feroie longue fable ?
Tant ont fet qu'el bois sont entré.
Ambedui se sont aresté
Desoz .I. chesne en .I. place.
Primaut qui fu de male estrace,
Prent l'oison, a terre l'a mis,
Si a Renart a raison mis :
« Compains, bien fumes deceü.
Bien en eüssions .II. eü,
Se les eüsson demandez.
Renart, fet il, or m'entendez,
Et l'en boute les chaz el feu,
Par la foi que je doi saint Leu,
Ja de cestui ne mengerez.
— Ha ! sire, ja ce ne ferez,
Que me jetez de compaingnie.
Ce seroit trop grant vilanie,
Et si seroit pechié et honte.
— Renart, fet Primaut, que ce monte ?
Ne m'alez pas ci sermonnant,
Et ne m'alez pas ramponant :
N'en ai cure par saint Martin.
Se volez mengier a matin,
Si alez en cel bois chacier
Ou vos vos alez porchacier
Aussi con vos soulïez fere. »
Renart voit qu'il n'en puet plus fere,
Ne a lui ne se veut combatre ;
Grant est, si le porroit bien batre.
N'a soing de jouer ne de rire,
Des eulz plore, du cuer soupire.
Sa lecherie le demainne,
De lui se part a mout grant painne,
Si li a dit : « Primaut, par foi,
Ne me portez pas bonne foi,
Foi que je doi mon filz Rovel,
C'est la compaingnie Tassel
Que vos me fetes voirement. »
Puis dist en bas tot coiement :
« A droit ai ge descovenue,
Trop vos ai loiauté tenue.
Deable m'ont fet si loial
Envers traïtor desloial.
Mes foi que je doi ceus d'Arraz,
S'engin ne me faut et baraz
Dont je sai plus que buef d'arer,
Je le vos feré comperer,
Filz au putain, lerres, traïtres.
Ce sont ore bones merites
Que j'avré de la compaingnie
Que vos ai si loial fornie. »
Comment Renart et Primaut vendirent les vêtements au prêtre contre un oison Si conme Renart et Primaut vendirent les vestemenz au prestre por un oyson (8)
Notes de traduction (afficher)

2 commentaires:

  1. 3337 : « ... on jette les chats au feu ... »

    « Les chats ont souvent payé un lourd tribut, dans l’histoire, aux fantasmes des populations selon les maléfices ou au contraire, les vertus qu’on leur prêtait. »
    Source : Le Carnaval des chats sur pedagogie.ac-toulouse.fr.

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  2. 3362 : « c'est la compagnie Tassel »

    « Faire la compagnie Tassel signifie être un compagnon déloyal, trompeur. » d'après Ph. Ménard, dans Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au moyen âge, Genève Droz, 1969, p. 608 note 80.
    Voir aussi : La compagnie Tassel dans Les aventures de maître Renart et d'Ysengrin, son compere de A. Paulin.

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