ce que d'autres auraient plaisir à entendre, si la chose leur était révélée. Il faut être insensé, pour laisser passer dans l'oubli, une belle aventure qu'on vous a contée. Il ne faut omettre aucun bon mot, dont pourraient se réjouir ceux qui voudraient en écouter le récit. Je le dis en particulier pour cette histoire dans laquelle j'ai mis tous mes soins. Je l'ai entendu racontée par un vieillard qui était fort sage, et de grand talent. Elle est tirée de l'aventure d'un goupil, mais il ne faut pas la juger avec mépris, car tout est vrai dans cette histoire, ainsi qu'on nous le garantit. C'est la vérité que Chantecler, Ysengrin, Brichemer, et seigneur Renart, à ce qu'il me semble, se sont mis à faire ensemble un grand essart. Brichemer, de ses cornes pointues, déracine les souches, Chantecler les gratte, et Ysengrin, avec son échine solide, et ses fortes épaules, les jettent en dehors. Renart, qui trompe tout son monde, et ne se lasse pas de répandre le mal, reste sur le côté à les encourager : « Allez, vite, seigneurs, faites de grands tas ! et moi, je veillerai à ce que personne ne vienne, armé d'un bâton ou une épée, qui puisse nous faire du mal avec. » Il regarde alors en amont et en aval, il sait très bien tirer au flanc quand il n'a aucune envie de faire un effort. Une fois qu'ils ont, pour leur malheur, fendu et mis le bois en pièces, Renart reprend la parole, car il n'est ni sot, ni rustre : « Seigneurs, nous avons là un grand terrain, il est donc nécessaire de bien l'employer. Nous devons réfléchir et décider, chacun selon son entendement, ce que nous allons y semer pour pouvoir nous en repaître. Qu'en dites-vous, seigneur Brichemer ? et vous, cher seigneur Chantecler, quel est votre avis ? » Chantecler s'esclaffe, puis répond brièvement : « Seigneur Renart, à mon avis, le chanvre y pousserait bien dru, si on y semait du chènevis. Le grain est bon à manger, il m'a maintes fois rendu service, et on peut gagner de l'argent avec la tille. » Brichemer répond avec irritation, qu'on ne sèmera jamais de chanvre ici : « La terre vient d'être défrichée, alors on peut très bien y semer de l'orge si vous êtes d'accord, tel est mon avis en tout cas. » Ysengrin lui jette un regard noir, et lui dit avec emportement : « Seigneur Brichemer, votre désir ne sera pas exaucé, sachez-le. Et malheur à qui y consent, car pas une fois je n'ai mangé d'orge sans avoir mal à la gorge. Mais si Renart est d'accord, semons plutôt du froment dans ces sillons, c'est ce qu'il y a de mieux, car tout le monde peut vivre de froment, on le sait bien. » Renart répond : « Mon cher compère, bénie soit l'âme de votre père ! je ne vous contredirai jamais sur ce point, c'est ce qu'il y a de mieux, en effet. Mettons-nous donc immédiatement à semer, car j'ai entendu les grues chanter, ce qui nous montre à l'évidence qu'il est grand temps de le faire. » Voyez-les alors qui s'affairent : l'un sème, l'autre herse, le troisième ramasse les souches, porte les ramilles hors du champ, puis le râtelle bien. Voilà de bien bonnes gens dont on se souviendra. La chose est menée avec grand soin, comme on peut l'attendre de tels gens. Quand l'essart est ensemencé, et clôturé tout autour, Renart, qui est toujours fort avisé, s'assoit sur une souche, appelle ses compagnons, et leur tient ce langage : « Seigneurs, cette terre ne sera jamais divisée entre nous, nous la récolterons tous ensemble, et nous en mangerons le produit en hiver, quand il gèlera, et qu'on ne trouvera plus de nourriture dans les champs et les bois, ni oiseaux, ni autres bêtes. » Ysengrin jure sur sa tête que jamais il n'en fera autrement, et les autres le promettent aussi. | 15724 15728 15732 15736 15740 15744 15748 15752 15756 15760 15764 15768 15772 15776 15780 15784 15788 15792 15796 15800 15804 15808 15812 15816 15820 15824 | Qui autrui vendroit a plaisir S'ele ert conneue et descoverte ; Por c'est cil fox qui donne a perte Bele aventure quant il l'ot ; Estrere en doit aucun biau mot Dont il puisse ceus resbaudir Qui son conte voudront oïr. Jel di por ce une aventure Ou je ai mis toute ma cure ; Je l'oï dire a .I. viellart Qui sages ert et de grant art. Li contes ert traiz du gorpil ; Ne l'aiez pas por ce por vil, Qar toute en est l'estoire voire Si con l'en le nos fait acroire. Verité fu que Chanteclers Et Ysengrin et Brichemers Et dant Renart, si con moi semble, Firent .I. grant essart ensemble. Brichemer a cornes agües En a les çouches esmeües, Chantecler grata les racines Et Ysengrin as fors eschines Et as espaules qu'il ot fors, En a gité les çouges fors. Renart qui tot le mont deçoit, Qui de mal fere ne recroit, Esta de lonc, si les semont : « Or tost, seignors, fetes grant mont ! Je garderé que nus ne viengne Qui baston ne espee tiengne Dont il nos puisse fere mal. » Lors regarde a mont et a val ; Bien set son cul ariere traire, Car il n'ot cure d'ovre faire. Quant il orent par lor pechié Le bois derout et despechié, Renart parla tout premerains, Qui n'estoit pas fox ne vilains : « Seignors, ci a grant champ de terre ; Or avon mestier de bien fere, Or devon prandre tel porpens, Chascun de nos selonc son sens, Que nos tel chose i semissons Dont nos raparissanz fussons. Qu'en dites vos, dant Brichemer Et vos, biau sire Chantecler, Dites, que vos en est avis ? » Chantecler en jeta .I. ris, Si respondi assez briément : « Sire Renart, mon escïent, Mout drue chanvre i crestroit, Qui chaneuvis i semeroit ; Li grains en est bon a mengier, Mainte foiz m'a eü mestier, Et de la tille a on argent. » Brichemer dist par mautalent Que ja chanvre n'i ert semee : « La terre est de novel sartee, Bien i puet on orge semer, Se vos le volez creanter, Et je l'otroi de moie part. » Ysengrin l'en fist .I. regart Si li a dit irieement : « Dant Brichemer, a vo talent, Ce sachiez vos, n'ira il mie. Mal dahez ait qui si l'otrie, Q'ains cele foiz ne menjai d'orge Que n'eüsse mal en la gorge. Mes se Renart de ça l'otroie, Semon froment en cele roie ; Ce est li miex, quar tote riens Vit de froment, ce set l'en bien. » Renart respont : « Biau doz compere, Bien ait l'ame de vostre pere ! Ja n'en serez par moi desdiz, Ce est li miex, jel vos plevis. Or pensons tuit de tost semer ; J'ai oï les grues chanter, Qui nos tesmoingnent par raison Que de semer avon saison. » Qui dont veïst genz esploitier, L'un semer et l'autre herrcier, L'autre ces çouches aüner, Et les ramilles fors porter, Et puis aprés bien rasteler, De bones genz li puet membrer ; Tost fu la chose a droit point mise Qui de tel gent fu entreprise. Quant fu touz semez cil essars Et bien enclos de toutes pars, Renart, qui mout estoit soutis, Sor .I. estoc s'estoit assis, Dont apele ses compaingnons Et si fu tele sa raisons : « Seignors, ceste gaaingnerie Ne sera ja par nos partie ; Tuit ensemble la cueillirons Et ensemble la mengerons En yver, quant il gelera, Quant viande ne trovera, A champ n'a bois, oisel ne beste. » Ysengrin a juré sa teste Que ja par lui n'ert destorné ; Li autre l'ont acreanté. |
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