samedi 13 février 2016

Le paysan Liétart - La supplique du paysan




En voilà assez dit sur ce valet,
A


tant du garçon nos taison,
parlons plutôt de Brun l'ours,
qui arrive au pas de course vers le paysan.
Il a déjà repéré Rougel, sa proie,
et voudrait bien le détacher.
Quand il approche de la charrue,
il crie haut et fort à Liétart :
« Que Dieu te protège, Liétart, mon ami !
Ta promesse m'a donné
grand espoir d'obtenir une récompense,
je considère donc Rougel ton bœuf, comme le mien.
J'en ai tout à fait le droit,
puisque tu m'as fait venir à toi
quand tu as fait cette promesse,
en disant de colère
que le méchant loup pouvait bien le manger.
Tu ne peux plus revenir sur ta parole,
il est trop tard pour t'en repentir,
et je lui ferai sentir mes crocs.
Détache-le sans discuter,
il n'est plus temps d'y réfléchir,
ni de tarder davantage à le faire.
Ce n'est ni l'endroit ni le moment
pour un honnête homme de faire grise mine,
il faut au contraire, dès la pointe du jour,
se remettre à l'ouvrage, comme à ton habitude,
pour espérer être un jour, couvert de richesse.
Pourquoi me lances-tu ce regard méchant ?
Sache que je veux ce qui m'a été promis,
alors ne fais pas ta sale tête pour ça.
Je préférerais encore être en bière,
que de renoncer à ce qui m'attend.
Rougel est une bête fatiguée,
chétive, misérable, mal en point,
dont on ne peut plus rien tirer.
Jamais, je ne la ferai atteler, ni tirer une charrue,
ou exécuter tout autre besogne,
car je compte bien m'en remplir la panse.
Et ne prends pas cet air renfrogné,
car tu n'as rien à y gagner.
Si tu ne veux pas l'arrêter
et me le livrer sans faire de difficultés,
je crois bien que je vais venir
te donner un tel coup de patte,
que tu vas te retrouver le cul par terre,
et, à mon avis, tes bœufs
seront à moi tous ensemble.
Je t'assure qu'il est préférable pour toi
de me laisser Rougel, déjà bien atteint par la vieillesse,
plutôt que tous tes bœufs,
car ça ne te fera pas du tout plaisir,
si tu les perds tous. »
Le paysan se sent perdu
quand il entend Brun l'ours lui dire tout cela.
À la fois, pris de sueurs froides, et de colère,
il se sent malheureux, déconcerté,
trahi par ses propres paroles,
et tellement désemparé,
car il se trouve vraiment idiot d'avoir dit ça.
Il réfléchit à une solution,
mais il sait bien qu'il est inutile de s'opposer
à Brun qui est grand et fort.
Il n'y a pas de quoi être rassuré,
car, en un rien de temps, il pourrait étrangler
le bœuf ni vu ni connu,
et le tuer lui, sans même qu'on le sache.
Mieux vaut accepter la perte
d'un seul bœuf plutôt que tous ensemble,
car il sait que s'il se fâche avec lui,
il se fera étrangler
sans espoir d'en réchapper.
Il est inutile de chercher querelle,
il y arrivera mieux par des supplications,
qu'avec la colère ou un corps-à-corps.
Il arrête ses bœufs dans le sillon,
s'incline humblement devant Brun l'ours,
et lui dit en pleurant : « Si je détache
Rougel maintenant, j'ai bien peur que ma journée
soit complètement fichue.
Je n'arriverai à rien
si je ne peux pas faire tirer mes sept bœufs à la fois,
car la terre est trop dure et trop lourde. »
Il lui promet, et lui jure même,
qu'il lui rendra un grand merci,
s'il veut bien attendre d'avoir Rougel
demain seulement.
« Je vous le remettrai tout bonnement,
et avec plaisir, au petit matin,
je le jure sur la tête de mon petit Martin,
et de ma petite Constance.
N'ayez aucune crainte,
mais, de grâce, prêtez-le-moi
jusqu'au matin, vous avez ma parole,
et que Dieu vous comble de joie !

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Si vos dirons de Brun li ors
Qui vers le vilain vint le cors.
Il sot bien sa proie espïer,
Ja voudra Rouguel deslïer.
Qant il fu pres de la charie,
A haute voiz Lietart escrie :
« Et Diex te saut, Lietart, amis,
Ta pramesse si m'a or mis
En grant esperance de bien.
Je tieng Rougiel ton buef a mien
Et bien le doi a mien tenir,
Que a toi m'en as fet venir
Que la pramesse m'en feïs,
Qant tu par mautalent deïs
Que max leus le peüst mengier ;
Ne puez ta parole changier.
Tu es trop tart au repentir,
Je li feré mes gieus sentir.
Deslïez le moi sanz dangier,
Il n'est or pas tens de songier.
Deslïez le moi sanz demeure,
Il n'est or pas ne tens ne heure
Que preudons face chierre morne ;
Ainz doit si tost con il ajorne,
Si con tu seus, conmencier ovre,
Se par richesce ne se covre.
Faiz me tu chierre felonnesse ?
Saches que je voil ma promesse,
Ne fai pas por ce laide chierre.
Je vodroie miex estre en biere
Que ma promesse n'en portasse.
Rougieus est une beste lasse,
Chaitive et povre et mal traianz,
De son traire est il noienz.
Ja nel feré lïer ne trere,
Ne nule autre besoigne fere,
Ainz en aenpliré ma pance.
N'en fai ja laide contenance,
Que tu n'i puez riens conquester.
Se tu le me veus arester
Et tu nel me livres sanz noise,
J'ai enpensé que je te voise
Donner de ma pate tel flat
Qu'a terre t'abatrai tout plat.
Et lors seront, si con moi semble,
Li buef en mon voloir ensemble.
Por ce le te di : miex te vient
Que Rougieus qui viellece ataint
Soit mien seus que ensemble tuit.
N'i aroit joie ne deduit,
Se tu les avoies perduz. »
Li vilain fu toz esperduz
De ce que Brun l'ors oï dire.
De mautalent tressue et d'ire,
Mout fu dolenz et esbahis,
Que par sa parole est traïs.
Mout li poise de la parole
Qu'il dist et si la tint a fole.
En autre guise se porpense,
Bien set n'i a mestier desfense
Vers Brun qui estoit grant et fort.
N'i a mestier nul reconfort,
Qu'en poi d'eure estranglé avra
Le buef que ja nus nel savra,
Et li mort tost ainz c'on le sache.
Miex li vient soufrir cel donmage
D'un sol buef que de toz a tire,
Qar bien set, se a lui s'aïre,
Lui meïsmes estranglera,
Ne ja mes n'en eschapera.
Bien set n'i a tencier mestier,
Miex puet par proiere esploitier
Que par corouz ne par mellee.
Ses bues areste en l'aree,
Vers Brun l'ors forment s'umelie,
En plorant li dit : « Sel deslie
Rougiel, je dot que ma jornee
Soit tote a noient tornee,
Que nul esploit ne porré trere,
Qar mi .VII. bues ne puent trere,
Que trop est fort la terre et dure. »
Mout sovent li aferme et jure
Que grant merciz li devra rendre,
Se de Rougelle velt atendre
Jusqu'a l'endemain seulement.
« Mout volentiers et bonnement
Le vos rendré le matinet,
Foi que doi mon filz Martinet
Et ma bele fille Costance.
N'en soiez vos ja en doutance,
Vostre merci, prestez le moi
Jusques le matin, par ma foi,
Que Diex bone joie vos doint !
L'ours, Renart et le paysan Liétart C'est de l'ours et du Renard et du villain Lietard (28)
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